Du carnaval de 1832 à celui de 1834, toute vie sociale et mondaine a cessé en France. La faute au choléra, maladie exotique rapportée d’Inde à Londres et, d’Angleterre, passée en Normandie par le paquebot qui assure la liaison avec Dieppe. Quelques jours ont suffi pour que la maladie atteigne Paris. Nul, à l’époque, n’en comprend le mode de transmission, ni que les cholériques meurent de déshydratation massive ; d’ailleurs, la médecine de l’époque ignore les perfusions qui les sauveraient.
Alors les gens meurent, comme des mouches, par milliers. L’on a cru d’abord que le fléau n’atteignait que les pauvres, entassés dans leurs taudis, et c’est vrai qu’ils en sont les victimes principales, en raison de l’insalubrité de leurs logements et d’une hygiène inexistante. Mais, très vite, à la grande épouvante de la "bonne" société, l’on s’est rendu compte que l’argent et la naissance ne protègent pas. Une peur panique s’est emparée des gens, prêts à abandonner parents, enfants, époux, épouse contaminés pour se mettre à l’abri, voire à emmurer le voisin chez lui s’ils le soupçonnent d’être atteint…
Une expérience mystique
Anne-Eugénie Milleret "de Brou", car son père roturier a allongé son patronyme de celui, plus aristocratique, de sa belle-famille, fait la cruelle expérience de cette folie collective. Après la ruine de son père, riche homme d’affaires messin, la liquidation de l’hôtel particulier de Metz et du château familial, la séparation de ses parents, elle a suivi sa mère à Paris. C’est là qu’Éléonore-Joséphine de Brou a succombé du choléra, laissant seule sa fille cadette qui, née le 26 août 1817, a tout juste 15 ans.
Sans nouvelles de son père, Eugénie a été recueillie par des amis de sa famille, installés à Châlons-sur-Marne. Ces gens aimables la traitent comme leur fille, tentant de la distraire de ses malheurs. Pour cela, ces mondains ne connaissent qu’un remède : se griser de plaisirs qui font oublier, le temps d’un bal, parmi les fleurs, les parfums, le froufrou des robes de soie, le rythme effréné des polkas, valses et mazurkas, que nous sommes mortels. Eugénie se prête à ce jeu mais, souvent, au milieu de ce brouhaha destiné à faire oublier l’essentiel, il lui arrive, désemparée, de s’asseoir à l’écart, se demandant ce qu’elle fait là et si, vraiment, l’existence humaine, du moins celle des privilégiés, se borne à ces sottises… Au plus profond d’elle-même, elle sait que non.
Mlle Milleret est le parfait produit de son époque. Née au début de la Restauration, elle a grandi dans un monde déchristianisé où la pratique religieuse n’est plus, souvent, qu’une convention sociale, une série de rites auxquels on ne croit plus. Son père est un voltairien affiché prompt à dénigrer l’Église ; quant à sa défunte mère, elle estimait la religion simple affaire de convenances. Dans ces conditions, il est étonnant qu’Eugénie ait été réceptive à la foi. Plus que réceptive puisque, le soir de Noël 1829, lors de sa première communion, elle a connu une expérience mystique dont elle reste marquée. C’est ce souvenir qui, lors des bals, l’empêche de s’abandonner à cette griserie artificielle et l’incline à méditer sur les mystères du salut. Avec les capacités de son âge, et les limites d’un bagage religieux extrêmement mince comme elle le confiera un jour au père Lacordaire : "Mon ignorance de l’enseignement de l’Église était inconcevable."
La prédication de Lacordaire
Le retour inopiné de son père, qui, en 1836, vient la chercher et la ramène avec lui à Paris, n’arrange rien et, au contact de cet agnostique ricanant, Eugénie sent s’effondrer le fragile édifice de croyances sur lequel elle a tenté de s’appuyer dans ses épreuves. Pourtant, M. Milleret ne lui interdit pas de pratiquer : parce que cela se fait dans le monde qu’il fréquente, et qu’il est plus facile de faire un beau mariage si la jeune fille passe pour pieuse… Alors, Eugénie est libre de se rendre à l’église et d’assister aux conférences de carême que Lacordaire prêche à Notre-Dame cette année-là. Activité mondaine comme une autre. Seulement la prédication du dominicain a, sur la jeune fille, un effet inattendu. Elle écarte tous les doutes qui la minaient et fait resplendir pour elle le message évangélique, au point qu’à Pâques, Eugénie sait qu’elle entrera en religion. Où ? Elle n’en sait rien.
Les mois passent. Mieux vaut qu’elle soit majeure et en possession de sa part de l’héritage maternel pour avouer ses projets à son père. En attendant, elle fréquente les milieux catholiques les plus actifs, où l’on rencontre Montalembert et Félicité de Lamennais. C’est là aussi qu’elle rencontre, en 1837, l’abbé Théodore Combalot, prêtre qui nourrit un grand projet éducatif pour lequel il a besoin d’une auxiliaire. De quoi s’agit-il ? De la fondation d’un institut enseignant, placé sous le patronage de Notre-Dame de l’Assomption, qui se vouera à éduquer les jeunes filles de la bonne société afin d’en faire des catholiques exemplaires capables d’élever des générations chrétiennes et refaire par ce biais la France chrétienne.
Une œuvre d’éducation chrétienne
On pourrait opposer à l’abbé Combalot que ce projet a déjà été mis en œuvre, des années plus tôt, par un autre prêtre, le père Barat, qui a attelé à la tâche sa jeune sœur, Madeleine-Sophie. Ainsi sont nées les Dames du Sacré Cœur. La différence est que l’œuvre de Barat recrute ses élèves dans des milieux restés catholiques. Combalot veut que la sienne, où le niveau des études profanes sera élevé, attire les filles d’une bonne société déchristianisée et que, sous couvert d’études de haut niveau, ces adolescentes reçoivent une formation chrétienne tout aussi élevée dont elles feront bénéficier leur entourage. Le projet peut se résumer par cette formule : une formation de tout l’être à la lumière du Christ.
Quand le prêtre lui expose son projet, Eugénie est d’autant moins séduite qu’elle redoute les foucades de Combalot, ses fréquentations propres à attirer la défiance de la hiérarchie catholique. Le projet naît cependant le 30 avril 1839. Ce n’est qu’après sa rencontre avec le père d’Alzon, futur fondateur des Pères de l’Assomption, puis la rupture de la congrégation naissante avec Combalot, en 1841, qu’Eugénie reconnaîtra dans cette œuvre la volonté de Dieu sur elle.
Le temps des épreuves
Avant l’essor international et le succès des Religieuses de l’Assomption, dans les années 1860, la fondatrice connaîtra bien des difficultés, se heurtant à des gens, laïcs ou d’Église, dont elle dira que "leur cœur ne bat pour rien de large". Terrible formule. Avec la réussite viendra le temps des grandes fatigues, des interminables voyages internationaux, qui la mèneront en Nouvelle-Calédonie, aux Philippines, en Amérique latine aussi bien qu’à travers l’Europe. Elle verra tomber autour d’elle tous ceux qu’elle aimait, l’abbé d’Alzon d’abord, puis son adjointe et amie, Kate O’Neill, en religion sœur Thérèse-Emmanuel. Elle accepte ces épreuves, dans une volonté de dépouillement. En 1894, elle résigne sa charge de supérieure générale et meurt le 10 mars 1898, des suites d'un accident cérébral qui, l’année précédente, l’a laissée muette et paralysée.
Faut-il s’étonner si le miracle qui a permis sa canonisation en 2007 a été la guérison, sur sa tombe, rue de l’Assomption dans le XVIe arrondissement de Paris, d’une enfant aveugle, sourde, privée de ses facultés intellectuelles qui, aujourd’hui, poursuit ses études universitaires ?