Le premier dimanche de Carême, la liturgie offre à notre méditation le texte très connu de la tentation au désert (Mt 4, 1-11). Combien de fois l’ai-je déjà entendu ? Combien de fois me suis-je déjà émerveillé devant sa profondeur abyssale ? Mais, cette année, j’ai été frappé par une série de détails qui, associés à une lecture récente, me sembler éclairer d’un jour nouveau les rouages de notre actualité.
Le poids d’une pierre
Imaginons la scène. Jésus fait face au Tentateur. Celui-ci, de tout ce qui compose l’environnement majestueux du désert, distingue d’un geste, au pied de son interlocuteur, ce qui par excellence symbolise ce qui pèse, ce qui, abandonné à lui-même, ne peut que descendre : une pierre. Puis, dans une espèce de vertigineux zoom arrière, cette pierre s’éloigne. Nous la contemplons désormais de très haut. Nos regards néanmoins ne se détachent pas d’elle, comme si, en dehors d’elle, plus rien ne devait exister — pas même le Temple, sur lequel nous nous tenons désormais. Devenue le point focal de notre attention, elle devient également, par une subversion habile, celui de notre désir : la suggestion de la rejoindre en se jetant dans le vide est appuyée par une citation de l’Écriture qui stipule qu’on ne la heurtera pas…
Pour finir, alors que notre regard, s’arrachant enfin du sol, contemple "tous les royaumes du monde et leur gloire", une sorte de zoom avant, plus vertigineux encore que le précédent, nous ramène brutalement au point de départ, à hauteur d’homme, les yeux baissés vers des pieds. Or, comme dans ces cauchemars où une chose se substitue à une autre, ceux-ci ne sont plus ceux du Christ mais de notre Adversaire, qui enjoint le Fils de Dieu de se mettre à terre, devant lui, en un geste d’adoration.
Le grand facilitateur
Tout, ici, parle donc de pesanteur et de chutes, mais de chutes dont les causes sont profondément ancrées dans cette humanité que partage le Christ : le besoin de satisfaire les désirs de nos corps et celui de satisfaire les exigences de notre orgueil qui nous pousse à usurper Dieu, à nous prendre pour les maîtres du Ciel (deuxième tentation) et/ou de la Terre (troisième tentation). Satan n’a donc, dans l’immense majorité des cas, nul besoin de faire appel à des forces surnaturelles pour nous faire tomber : il n’a qu’à nous suggérer de prendre la ligne de plus grande pente, c’est-à-dire de suivre le chemin le plus court, le plus simple, vers l’objet de notre désir. Satan, en effet, est le grand facilitateur. Il aime nous rendre service. Nous aider à résoudre d’un coup de baguette magique la complexité du réel. Pourquoi se compliquer la vie ? Et pourquoi attendre ? Prends, maintenant ! Vas-y, saute ! Or, en réalité, rien n’est plus facile que tomber. Et rien n’est plus pervers que de nous faire croire que le Bien réside dans la facilité.
Non, la réussite d’une vie ne se mesure pas sur la balance des souffrances et des plaisirs, comme un vulgaire bilan comptable.
Dans son excellent roman qui mélange avec brio l’anticipation et la théologie Moi, Oméga (Bouquins, 2022), Erwan Barillot imagine le destin d’un double imaginaire de Mark Zuckerberg qui conquiert peu à peu le pouvoir absolu. Ce pouvoir, il l’obtient grâce à des services numériques toujours plus perfectionnés, qui finissent non seulement par répondre au moindre désir de leurs utilisateurs mais aussi par les anticiper. La condition humaine se voit ainsi dépouillée de toutes ses sources de souffrance : la pauvreté, la solitude, la maladie, et même la mort (tout du moins celle-ci perd-elle son caractère effrayant). En contrepartie, plus rien ni personne n’échappe à l'omniscience du réseau des réseaux. L’humanité est comblée mais elle est vidée de sa substance, heureuse mais aliénée. Elle est, littéralement, morte de satiété.
Une vie réussie
Ne roulons pas, comme des pierres, vers l’abîme. Résistons aux sirènes de ceux qui veulent nous faire croire qu’une vie réussie est une vie sans résistance, sans désagréments, sans souffrance, sans solution de continuité entre le désir et sa concrétisation. Ce sont de faux amis, qui ne veulent pas notre bien mais le leur. Non, la réussite d’une vie ne se mesure pas sur la balance des souffrances et des plaisirs, comme un vulgaire bilan comptable. Une vie réussie est une vie qui aura pénétré la substance d’elle-même, qui aura su se traverser elle-même non pas en dépit, mais avec ses épreuves, qui aura su trouver son fil de lumière unique qui la rattache à ce qui est plus grand qu’elle.
C’est vrai, ce n’est pas facile. Je l'écris en tremblant car je ne sais pas quelles épreuves me réserve l’avenir. Mais je crois que cela vaut la peine d’essayer de vivre ainsi, comme je crois qu’il n’est pas de combat plus urgent, plus vital, que d’essayer de faire comprendre à nos contemporains que cette manière de voir est infiniment plus féconde et plus belle que celle qui consiste à vouloir obtenir un bien aujourd’hui qui, demain, causera un mal infiniment plus grand.