"Panzerkardinal" : ce sobriquet désobligeant a été donné à Joseph Aloisius Ratzinger (1927-2023) en 1985, alors préfet pour la Congrégation de la doctrine de la foi, par la presse populaire anglaise. Vingt ans plus tard, Joseph Ratzinger, successeur de Jean Paul II, choisit le prénom de Benoît, en hommage au pape qui avait tenté d’arrêter la tuerie entre les belligérants du premier conflit mondial, et qui fut surnommé "Pape boche" par la gauche radicale et par la droite nationaliste françaises de l’époque. Histoire de se rappeler que si les insultes passent, la charité, elle, ne passe pas et qu’elle ne fait qu’un avec la vérité. "Pape boche" (Benoît XV), "pape antisémite" (Pie XII), "Panzerkardinal" (Ratzinger devenu Benoît XVI), le propre des insultes est de révéler ceux qui les profèrent, plus que leur cible. L’insulte relève de l’illusion rétrospective pour parler comme Bergson. Elle se moque de l’histoire mais l’histoire ne se moque jamais du jugement dernier vers lequel elle tend.
Un produit imaginaire
Le Panzerkardinal est donc né en octobre 1985. Il est pour ainsi dire le produit imaginaire d’une polémique suscitée par le théologien helvétique Hans Küng (1928-2021), ancien collègue d’université de Ratzinger à Tübingen, qui fut en son temps la diva médiatisée du progressisme et qui fournit tous les ingrédients nécessaires à l’épouvantail médiatique. Peter Seewald a résumé le parcours parallèle de ces deux hommes, entre celui qui s’est battu pour défendre et mettre en œuvre "le vrai concile" et celui qui se prétendait défendre l’"esprit du concile", soit un conciliarisme de progrès que Ratzinger désigna sous le nom de "concile des journalistes" (Benoît XVI, Une vie, t. 1, Chora 2022, p. 517). Les Entretiens sur la foi avec Vittorio Messori commençaient par une revue de presse sur "le Panzer-Kardinal qui n’a jamais abandonné les vêtements fastueux et la croix pectorale d’or d’un Prince de la sainte Église romaine" (Fayard 1985, p. 5). Le cardinal Ratzinger a bien plutôt été remarqué par tous ceux qui l’ont approché par sa modestie, son esprit de dialogue, la sobriété de son mode de vie et par sa défense de la foi. "Car au fond, reconnaît Seewald, aucun homme d’Église ne s’est attaqué avec autant de véhémence au système de pensée et d’administration catholique bureaucratisé, sinon le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi" (op. cit., p. 227).
C’était au temps où le concept de "libération" couvrait diverses marchandises : la "théologie de la libération" sévissait en Amérique latine tandis que le libertaire bourgeois post soixante-huitard, sentant venir la fin du régime soviétique, montait en puissance en Occident. Mais le premier à avoir formulé la critique de la prétendue théologie de la libération, qui était plutôt une théologie d’aliénation marxiste, fut en réalité Paul VI dans l’exhortation apostolique Evangelii nuntiandi sur "l’évangélisation du monde moderne" du 8 décembre 1975.
Une résistance des âmes
L’expression de "Panzerkardinal révélait surtout l’ignorance de l’histoire de l’Allemagne et de la Bavière, patrie des Ratzinger. C’est de Bavière, terre catholique, où les scores électoraux du NSDAP étaient faibles que vint en effet la première condamnation du racisme nazi et de l’antisémitisme par Mgr Faulhaber, archevêque de Munich, et ses sermons de l’Avent. C’est le même Faulhaber qui avait soutenu le journaliste catholique Fritz Gerlich (assassiné à Dachau en 1934 pour sa résistance à l’hitlérisme). C’est encore Faulhaber qui, aux côtés des évêques von Galen et von Preysing, faisait partie du groupe des évêques impliqués dans la rédaction de l’encyclique Mit Brennender Sorge sur le nazisme (1937). C’est de Munich qu’est né le groupe de la Rose Blanche qui a diffusé des milliers de tracts et dont Ratzinger a eu connaissance quand il était au séminaire.
Peter Seewald ne manque pas de rappeler que dans les diocèses bavarois, la moitié du clergé avait subi la persécution, de la simple amende jusqu’à l’exécution en passant par Dachau où 2.720 prêtres catholiques provenant de toute l’Europe furent emprisonnés et où 1.034 d’entre eux ont péri (Guillaume Zeller, La Baraque des prêtres, Dachau 1938-1945, Tallandier 2015). Et de fait, la pratique religieuse en Bavière n’a pas fléchi pendant les années du nazisme. "La menace sur la religion a en réalité conduit de nombreux catholiques à intensifier leur vie religieuse. Des manifestations de femmes et des pétitions ont même contraint les nazis à annuler l’ordre de retirer les crucifix des salles de classe" (Benoît XVI, Une vie, t. 1, p. 108). Au sujet du séminaire, nous dit Ratzinger, "il n’y a pas eu de résistance active à la dictature, mais grâce à l’humanisme chrétien de l’ancienne génération de professeurs, il y avait néanmoins une résistance des âmes qui nous ont protégés de leur venin" (ibid.).
Railleries et insultes
La vie des Ratzinger vérifie par l’exemple le fondement de toute dissidence face au totalitarisme qui se résume en une phrase : "Le mal ne passera pas par moi." Le gendarme Ratzinger, père de Joseph, qui devait atteindre l’âge de la retraite l’année des deux encycliques (1937), renonça à monter en grade pour ne pas avoir à servir un régime honni et pour préserver sa famille de la corruption idéologique. Même conduite chez les dissidents de l’Union soviétique, chez tant d’"exilés de l’intérieur" qui ont choisi la non-compromission autant que cela leur était possible. La loi sur l’incorporation dans les Jeunesses hitlériennes devint obligatoire pour tous les garçons âgés de 10 à 14 ans, le 25 mars 1939. Rappelons que parmi tant d’autres Allemands tel un Rolf Hocchut (1931-2020), futur auteur de la pièce à scandale Le Vicaire (1963), Joseph Ratzinger fut incorporé le jour de son 14e anniversaire.
En 1944, les séminaristes de Traunstein dont il faisait partie furent affectés à la DCA près de Munich : "C’était un conflit intérieur terrible, car plus Joseph mesure avec précision, plus le taux de réussite est élevé. S’il mesure mal, les escadrons peuvent dévaster la ville sans rencontrer d’obstacle" (op. cit., p. 134). Le dilemme qui se pose à l’échelle du jeune Joseph est celui de nombreux Allemands opposés à la nature criminel du régime que le pasteur Dietrich Bonhoeffer, membre de la conjuration du 20 juillet, exécuté en 1945, avait résumé dans une formule célèbre : "Ou bien souhaiter la victoire de l’Allemagne au prix de la destruction de toute civilisation, ou bien sauver la civilisation au prix de la destruction de l’Allemagne."
Mais la non-compromission peut conduire aussi au Non possumus. Ratzinger ne fut pas séminariste par défaut. Quand, en 1944, un officier est venu l’enrôler dans la Waffen SS, lui et ses camarades, il déclara courageusement vouloir devenir prêtre catholique, ce qui lui attira "railleries et insultes" mais lui épargna aussi le recrutement (op. cit., p. 151). Revenant sur cette partie qui a marqué sa vie, Ratzinger avait cerné toute l’ambivalence du patriotisme humilié, revanchard et instrumentalisé par le nazisme en 1933. "Même les hommes opposés au national-socialisme ressentirent une sorte de fierté patriotique : mon futur collègue de Bonn Hubert Jedin, grand historien spécialiste des conciles qui avait dû fuir l’Allemagne parce qu’il avait du sang juif et passer les années de la période hitlérienne en exil forcé dans l’Etat du Vatican, a décrit en profondeur dans ses Mémoires l’étrangeté des sentiments contradictoires provoqués par les événements de cette année-là. Avec une lucidité intègre, mon père vit très clairement qu’une victoire d’Hitler ne serait pas celle de l’Allemagne mais une victoire de l’Antéchrist, annonciateur des temps apocalyptiques pour tous les croyants mais pas pour eux seulement" (Ma vie, Souvenirs, 1927-1977, Fayard 1998, p.32).
La dictature du relativisme
Mais, faute d’imagination, l’étiquette de Panzerkardinal reprit du service en 2005, à l’occasion de son élection sur le trône de Pierre. La véritable raison ne tenait pas tant à la légende noire du préfet de la congrégation caricaturé en Grand Inquisiteur qu’à son homélie du 18 avril 2005, peu avant le conclave, où le futur pape dénonça une "une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime son propre ego et ses désirs". Dans Lumière du monde (Bayard, 2011), il revenait sur le permissif qui était devenu une "tolérance négative", une "libération de toutes les valeurs qui existaient jusqu’à présent". Qu’"au nom de la tolérance la tolérance soit abolie" (p. 78) nous rappelle l’adage célèbre de la Terreur révolutionnaire : "Pas de liberté pour les ennemis de la liberté." Il était encore en germe, sous une forme plus cachée, dans le "il est interdit d’interdire" de mai 68 dont la gouvernance progressiste, de plus en plus coercitive, et mondialisée est aujourd’hui l’aboutissement logique.
Que le successeur de Jean Paul II ait à nouveau été affublé de ce surnom nous rappelle à quel point l’insulte peut fédérer les contraires dans la haine : des progressistes aux nazis repentis du Spiegel, des adeptes de la révolution marxiste aux libertaires convertis à l’économie de marché, il est important de pouvoir s’offrir, par complicité objective, un bouc émissaire commun. Mais le cardinal Jean-Marie Lustiger (1926-2007), converti du judaïsme, avait pourtant vu juste, en discernant dans cette élection "le signe de la Providence pour l’Allemagne et pour l’Église en Allemagne" (cité par Peter Seewald, t. 2, p. 374). La collaboration dans la communion de pensée pendant vingt-quatre ans d’un cardinal allemand et d’un pape polonais, l’un ayant subi le nazisme, l’autre le nazisme puis le communisme était déjà un signe ecclésial des temps qui sonnait par anticipation le glas de l’âge totalitaire marqué par l’alliance ou la complicité objective du communisme, du nazisme et du nihilisme libertaire contre le christianisme.