Les négociations entre l’assurance maladie et les médecins libéraux qui fixeront le cadre de leurs relations pour les cinq prochaines années approchent de leur date butoir, fixée au 28 février. L’avenir de la profession est en jeu. Alors que les syndicats de médecins ont plusieurs fois protesté contre l’ingérence du gouvernement, c’est bien la physionomie de l’exercice de la médecine qui se dessine dans la future convention médicale, au-delà des enjeux purement économiques. À moins que ce soit l’économie qui décide du rôle de la médecine et de sa vocation. Les explications du Dr Dominique Fruchaud, médecin généraliste en région parisienne.
Aleteia : L’accès aux soins en France se dégrade. On parle de plus de six millions de Français sans médecin traitant. Pourquoi les médecins protestent-ils contre l’évolution des conditions d’exercice de leur profession ?
Docteur Dominique Fruchaud : Les médecins généralistes s’inquiètent de l’avenir de leur profession, autant pour la prise en charge de leurs patients que pour les conditions d’exercice de leur métier. Dans le but de faciliter l’accès de plus en plus difficile des patients aux soins médicaux, les orientations de santé publique suggèrent une médecine allant vers une déshumanisation toujours plus croissante et une technicisation de la profession, aux dépens de la qualité des soins de la personne. La politique du chiffre prend de plus en plus le pas sur la relation humaine, sans laquelle le médecin ne peut pas prendre soin de ses patients de façon très personnalisée et surtout, avec une approche globale de la personne. Il est aujourd’hui demandé aux médecins traitants de travailler encore plus, malgré des emplois du temps déjà surchargés et des contraintes administratives chronophages.
En somme, il faudra au maximum dix minutes par patient, pour un unique motif de consultation. Les délais d’attente (...) vont s’allonger avec un risque important de voir des situations plus compliquées car non prises à temps.
Comment la médecine peut-elle et doit-elle s’adapter ?
La question devrait d’abord être celle de la vocation de la médecine. Notre rôle est-il d’appliquer un protocole administratif ou de soigner une personne ? L’un des objectifs annoncés de la future convention médicale est d’accueillir plus de patients pour pallier au déficit croissant des médecins et en particulier de ceux qui partent en retraite. Dans cette ville de proche banlieue de Paris, près de 50% des médecins partent à la retraite dans les cinq ans, ce qui en fait un désert médical selon l’Agence régionale de la santé (ARS). Mais qui dit voir plus de patients, dit réduire le temps passé avec chacun d’entre eux. L’assurance-maladie prévoit d’"inciter" les médecins libéraux, en particulier les généralistes, à signer un contrat d'engagement territorial (CET) obligeant chaque médecin à voir plus de 1850 patients dans l’année. Il y a donc là pour le médecin une contrainte de temps limité avec chaque patient, et pour le patient un délai plus long pour obtenir un rendez-vous. Les nouveaux centres de santé eux-mêmes exigent déjà pour certains médecins un rythme de six patients par heure. En somme, il faudra au maximum dix minutes par patient, pour un unique motif de consultation. Les délais d’attente de rendez-vous vont s’allonger avec un risque important de voir des situations plus compliquées car non prises à temps.
Cela est-il bien réaliste, pour conserver un minimum d’humanité et laisser par exemple le temps à une personne âgée de s’installer, retrouver sa carte vitale et lui permettre de s’exprimer ?
Pour beaucoup, l’enjeu se réduit bien souvent à la seule question de trouver un rendez-vous dans la journée, être remboursé et être en même temps soigné aussi bien qu’avant (du temps de feu le "médecin de famille"). Ces récentes orientations posent vraiment la question de la médecine que nous souhaitons pour les prochaines années, pour prendre soin de nos enfants, nos parents, nos grands-parents. Le médecin de famille va-t-il disparaître ?
Le rôle du médecin dans la société n’est-il pas appelé à évoluer, qu’on le veuille ou non ?
Les contraintes économiques sont une chose, les progrès de la science sont indéniables, mais le rôle du médecin passe toujours par les mêmes nécessités. Accueillir un patient en consultation, c’est essentiellement lui consacrer du temps et de l’écoute. De là naît une relation de confiance entre le patient et son médecin. Cela permet de rendre plus personnelle sa prise en charge. Ainsi, combien de fois peut-on diagnostiquer une dépression masquée derrière un motif initial tout autre et bien souvent banal ! La part de l’écoute est très certainement plus importante au cours d’une consultation que la seule technique du métier. Pour ma part, au moins 60 % de mes consultations nécessitent une prise en charge psychologique qui va du simple besoin de parler à une prise en charge d’une dépression sévère par exemple.
Là où le patient ne voit qu’une réponse presque binaire à ce qu’il exprime ("si vous exprimez ces symptômes, c’est que vous avez forcément ceci ou cela"), le médecin décline en lui-même tout un raisonnement qui lui permet de prendre la personne dans sa globalité selon l’historique médical du patient et de sa famille. In fine, il peut aboutir à un diagnostic plus personnalisé. C’est en cela que l’approche humaine et la qualité des soins de la consultation ne peuvent être rognés ou dégradés.
Si l’on suit la logique de l’orientation suivie par la Caisse nationale d’assurance-maladie, on nie la dimension humaine pourtant essentielle à notre métier, on rentre dans une logique de rentabilité au détriment de la qualité des soins. Le médecin risque d’avoir le sentiment de faire son travail à moitié et de s’épuiser. Au-delà de la demande de revalorisation financière de la consultation qui prend beaucoup de place dans les médias, l’enjeu du débat actuel est donc bien plus profond car il concerne la santé de nos patients avant tout !
Devant l’avenir de la médecine de ville, que diriez-vous à de jeunes médecins qui peinent déjà à s’installer ?
Il est évident que toutes les conditions envisagées n’encouragent pas les jeunes médecins à s’installer. Nombreux sont ceux qui changent de spécialité ou se reconvertissent et pourtant ils ont déjà donné dix années de leur vie dans des études éprouvantes. J’invite donc les jeunes médecins, les futurs médecins généralistes à ne pas perdre leur idéal : restez fidèles aux valeurs si belles de votre vocation de médecin !