Le vote du Sénat le 1er février 2023 n’a surpris que ceux qui s’intéressent peu aux arcanes de la vie parlementaire. La surprise est souvent au rendez-vous des débats et des votes au Parlement car la vie parlementaire est ainsi faite : les rebondissements de procédure sont le moyen pour les députés et sénateurs de relancer un débat qui s'oriente vers une impasse. C’est exactement ce qu’a voulu et réussi Philippe Bas, sénateur LR et ancien président de la commission des lois, conseiller d’État, parfaitement rompu à la rédaction des textes de lois comme à la procédure parlementaire.
En déposant son amendement qui proposait la réécriture de la proposition de loi votée à l’Assemblée nationale, le sénateur expérimenté et excellent tacticien, savait qu’il pouvait ainsi rebattre les cartes des votes au Sénat, alors que la commission des lois du Sénat venait de confirmer son opposition au texte voté par l’Assemblée nationale, auquel s’ajoutait l’avis négatif du rapporteur du Sénat sur cette proposition de loi. Bref, alors que l’on s’orientait nettement vers un rejet du texte en séance publique et donc son abandon dans les sables de la procédure de révision constitutionnelle (car il fallait, pour qu’elle soit adoptée, un vote "conforme", c’est-à-dire exactement dans la même rédaction) du texte de loi, le parlementaire rusé a permis l’adoption, par une majorité, certes juste mais certaine, de son amendement, conduisant ainsi à un vote positif du Sénat pour la constitutionnalisation de l’IVG, alors que la Haute Assemblée, dans sa grande sagesse, s’était jusque-là fermement opposée à ce type d’initiatives, aussi malheureuses qu’inadaptées.
Deux textes fondamentalement différents
Le texte voté par le Sénat le 1er février est profondément différent de celui voté par l’Assemblée nationale. Qu’on en juge : l’Assemblée nationale a voté le 24 novembre 2022 un texte ainsi rédigé : "Le Titre VIII de la Constitution est complété par un article 66-2 ainsi rédigé : “Article 66-2.- La loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’interruption volontaire de grossesse.”." Or, le texte voté par le Sénat est tout à fait différent : "Après le dix-septième alinéa de l’article 34 de la Constitution, il est inséré un alinéa ainsi rédigé : “La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse.”"
Plusieurs remarques doivent être faites. D’abord, du point de vue de la procédure de révision constitutionnelle, les deux textes votés sont fondamentalement différents, ce qui conduit à faire repartir le texte voté par le Sénat à l’Assemblée nationale, selon le principe de la "navette", parce que, pour que la révision constitutionnelle soit adoptée par le Parlement, première étape de toute révision, le texte doit être voté "par les deux assemblées en termes identiques", selon les exigences de l’article 89 de la Constitution qui organise la procédure de révision constitutionnelle.
La première marche d’un droit à l’IVG ?
On peut interpréter ce nouvel épisode de deux façons. On pourrait d’abord considérer que c’est un moyen pour les sénateurs "d’enterrer" le texte car jamais les députés ne voudront remplacer un "droit" à l’IVG par une "simple" liberté de la femme, pourtant défendue par le Conseil constitutionnel dans plusieurs décisions. Si l’Assemblée nationale persiste dans sa rédaction, fort malhabile et dont la place dans le titre de la Constitution consacré à l’autorité judiciaire n’a pas vraiment de sens, alors la révision ne pourra sans doute pas aboutir car le Sénat, en juriste sourcilleux, a déjà montré son opposition à cette rédaction boiteuse.
Mais, plus subtilement, cette nouvelle rédaction du Sénat est susceptible de rallier les défenseurs de l’IVG dans les deux assemblées, comme constituant la "première marche" d’un droit à l’IVG, en commençant par affirmer la liberté de la femme pour conduire, dans un futur qu’ils espèrent proche, à un véritable "droit à l’IVG" invocable en toutes circonstances. L’intérêt de la rédaction du Sénat est de continuer à laisser la main au législateur pour quelque "avancée sociétale" libéralisant encore les conditions de l’avortement (délai étendu, restrictions de la liberté de conscience,…) sans inscrire un "droit" absolu qui viendrait bouleverser les conditions juridiques du recours à l’avortement.
L’obligation du référendum
Enfin, on ne doit pas oublier le but final de cette procédure de révision constitutionnelle, imposée par l’article 89 de la Constitution : l’adoption obligatoire de ce texte par les Français, par un référendum. En effet, en présence d’une proposition de loi constitutionnelle, d’origine parlementaire, l’article 89 énonce que, après le vote conforme par les deux assemblées, "la révision est définitive après avoir été approuvée par référendum". Ceci est une obligation et non une "option" dont le choix serait laissé au président de la République. Celui-ci, et le gouvernement, devront organiser un référendum pour faire approuver — ou non — ce texte de révision constitutionnelle. Ce processus est objectivement en décalage avec le texte proposé. Certes, la question de l’avortement, compte tenu du recours généralisé à celui-ci dans la société française (plus de 200.000 par an), est un sujet sociétal majeur mais qui ne réclame pas un vote des Français, en particulier dans cette période troublée de manifestations et de guerre extérieure… À moins que ce ne soit une façon de poser aux Français les vraies questions du grand tabou sociétal depuis 1975. On pourrait ainsi y voir le moyen, pour les grandes institutions morales, en particulier pour les responsables des Cultes, de tenir enfin un discours de vérité (de Vérité !) sur ce drame que sera toujours le recours à l’interruption volontaire de grossesse, bien au-delà des revendications féministes mortifères.
La liberté de conscience en danger
La rédaction de la proposition de loi constitutionnelle votée au Sénat comporte donc bien plus de dangers que celle de l’Assemblée nationale et c’est pourquoi les défenseurs de la vie humaine doivent se mobiliser davantage pour faire comprendre aux parlementaires combien cette inscription de l’IVG dans la Constitution, liberté ou droit, conduira nécessairement à la fin de la liberté de conscience des personnels de santé, qui ne pourront pas s’opposer à une liberté fondamentale et constitutionnelle de la femme. L’enjeu est celui de la liberté de tous, et pas seulement de la femme. Cet enjeu global est celui de la protection du plus faible, l’enfant à naître, ignoré des débats parlementaires. Notre société acceptera-t-elle un jour ce vrai débat ?