Chaque 26 janvier, date anniversaire de sa mort en 404, l’Église célèbre Paula, patricienne romaine qui abandonna tout, même ses enfants, pour suivre, bravant le scandale, son directeur de conscience et ami, saint Jérôme, ignominieusement et injustement chassé d’Italie. Né en 347 dans la région d’Aquilée, Jérôme doit s’exiler en Orient en 374, victime de calomnies. Neuf ans plus tard, après bien des péripéties, il regagne Rome à l’occasion d’un concile où il accompagne le patriarche d’Antioche, diocèse où il a été ordonné, mais, lorsque celui repart, il fait des pieds et des mains pour rester en Italie. Théologien, exégète, hébraïsant, spécialité rare, et précieuse car elle permet d’accéder aux textes sacrés dans leur langue originale, le jeune prêtre a la chance d’attirer l’attention du pape Damase, qui lui trouve un emploi dans l’administration pontificale, en même temps qu’il subventionne ses premières traductions directement sur l’hébreu. Celles-ci aboutiront à l’édition latine de la Bible, la Vulgate. Tout cela devrait l’occuper à plein temps mais Jérôme a la capacité de travailler beaucoup, très bien et très vite, de sorte que, même surchargé de besogne, il n’en a jamais assez à son goût.
Un cercle de veuves
À son arrivée à Rome, la délégation orientale dont il fait partie est logée, à la demande du pape, au palais Marcelli, sur l’Aventin. Cette demeure, l’une des plus belles de la Ville, bâtie dans l’un des plus élégants quartiers résidentiels de Rome, au milieu d’un parc immense, appartient à l’ultime descendante de cette antique famille de l’aristocratie, Marcella. Restée veuve et sans enfant à seize ans, inconsolable, elle s’est vouée à la prière et aux œuvres de charité. Cette grande dame, richissime mais qui se prive de tout, a pris Jérôme en affection et le traite comme le fils qu’elle n’a pas eu. C’est en partie grâce à elle, qui le verrait bien, un jour, sur le trône de Pierre… qu’il a pu rester à Rome.
Marcella anime un cercle de femmes de la haute société, veuves, comme elle, qui se réunissent pour prier, débattre de la meilleure façon d’élever leur progéniture, étudier. L’on compte parmi elles Marcellina, sœur d’Ambroise de Milan, première consacrée à avoir eu l’idée de réunir les religieuses dans des couvents, Fabiola dont le divorce et le remariage, puis le second veuvage et les terribles pénitences ont défrayé la chronique scandaleuse, et, depuis peu, une femme de 36 ans, Paula Æmilia, qui vient de perdre son mari et doit désormais élever seule son fils et ses quatre filles. Ces dames aspirent à faire des progrès spirituels et s’instruire dans les choses de la foi, mais ne savent comment s’y prendre. Il leur faudrait un directeur de conscience mais, dans le clergé romain, personne ne veut jouer ce rôle : manque de formation, de goût pour un tel ministère, crainte d’être accusé d’exercer une emprise sur ces dirigées riches mais fragiles et solitaires, donc faciles à manipuler, misogynie incitant à ne pas s’occuper de femmes jugées incapables d’un effort intellectuel.
À Dieu, rien qu’à Dieu
Jérôme n’a jamais été misogyne. Au contraire ! Lui qui voit dans les autres hommes des ennemis, et finit par se les aliéner à force de maladresse et d’agressivité de timide, s’entend à merveille avec les femmes, jugée aussi intelligentes que le sexe fort. C’est d’ailleurs parce qu’il donnait des cours de grec à des religieuses qu’il a prêté le flanc jadis aux accusations calomnieuses. Mais, presque quadragénaire, moine, prêtre, protégé du pape, et de Marcella, ce qui vaut encore mieux, qui oserait s’en prendre à lui ? Jérôme, confiant, va donc accepter la direction des dames de l’Aventin.
Il existe, dans l’histoire de la sainteté, des couples mystiques, unis dans l’amour divin et œuvrant de concert à la gloire de Dieu. Ce sera le cas de Jérôme et Paula, qui s’aimeront d’une sainte tendresse au premier regard et qu’aucune catastrophe, et elles seront nombreuses, ne parviendra jamais à séparer, ni même à brouiller, serait-ce momentanément, véritable miracle eu égard à l’épouvantable caractère de Jérôme. Des drames, leur relation va pourtant en connaître très vite. D’emblée, Jérôme a jugé l’existence de son amie pieuse, honorable mais très éloignée de la perfection qu’il désire pour elle et qui ne peut passer que par la vie consacrée. Paula doit être à Dieu, rien qu’à Dieu, et il serait excellent que ses filles l’imitent. Cette possibilité convient à la seconde, Eustochium, qui a toujours voulu prendre le voile, moins à l’aînée, Blesilla, avide de plaisirs mondains et qui a fait un beau mariage avant de se retrouver veuve à 17 ans ; Jérôme prend un air scandalisé quand la jeune femme envisage de se remarier… Mais voilà que Blesilla manifeste les premiers symptômes de la tuberculose qui a tué son époux ; épouvantée, elle décide de se donner à Dieu, en effet, s’impose des privations insensées pour racheter les péchés dont elle se croit coupable, s’épuise en pénitences, et meurt en novembre 384.
Une avalanche de reproches
Le trépas de cette jeune femme de vingt ans, prévisible, Paula ne l’a pas vu venir et ne l’accepte pas. Cette croyante fervente, exemplaire, en perdant sa fille, semble perdre aussi la tête. Le matin des obsèques, alors que l’usage, dans les familles de l’aristocratie, païennes ou chrétiennes, est de faire face au deuil sans larmes ni plaintes, accompagne son enfant au cimetière en hurlant de douleur, pleurant, s’accrochant au brancard funèbre, avant de s’évanouir de chagrin et d’inanition car elle ne se nourrit plus. La foule, venue assister à la cérémonie, est prise entre la pitié pour cette mère en deuil et la stupeur car jamais l’on n’a vu une catholique sembler douter ainsi de la vie éternelle et du bonheur céleste promis aux défunts. Et, comme l’on n’aime guère les religieux, la colère populaire se retourne contre Jérôme, accusé d’avoir "enjôlé Paula et ses filles".
La traditionnelle lettre de condoléances qu’il écrit à son amie est plus une avalanche de reproches pour son manque de foi et le mauvais exemple donné aux païens qu’une consolation… L’étonnant est que l’affection de Paula ne s’en formalise pas. Au contraire, reconnaissant le bien fondé des reproches de Jérôme, elle se met plus que jamais à son école et lorsque, en 385, après le décès du pape Damase, il est relevé de ses fonctions au Latran, accusé d’entretenir une liaison coupable avec elle, puis, au terme d’un procès inique, prié de regagner son diocèse en Orient, bravant le scandale, Paula décide de le suivre. Pour ce faire, elle abandonne la tutelle de ses cadets à sa troisième fille, Paulina, jeune mariée.
L’amie perdue
Quand elle aura rejoint, en compagnie d’Eustochium, Jérôme en Terre Sainte, elle mettra sa fortune à sa disposition afin de fonder à Bethléem un monastère d’hommes et un monastère de femmes, et lui permettre de se consacrer, à peu près en paix, car il aura toujours l’art de se faire des ennemis et s’attirer des ennuis, ses chères études. La mort de Paula, à 56 ans, laissera Jérôme désemparé, privé de la personne qui comptait le plus pour lui. Il ne s’en remettra jamais, en dépit des efforts et de l’affection d’Eustochium, qui ne pourra remplacer sa mère. Pour l’amie perdue, Jérôme rédigera cette épitaphe : "Celle qu’engendrèrent les Scipion, celle que les Pauli, ses ancêtres, mirent au monde, la descendante des Gracques et de la lignée illustre d’Agamemnon, gît en ce tombeau. Ses parents l’avaient nommée Paula. Mère d’Eustochium, elle était la première au sénat de Rome mais elle a choisi la pauvreté du Christ et le village de Bethléem."
En 418, Eustochia mourra à son tour, prématurément ; Jérôme la suivra dans la tombe le 30 septembre 419. Quelques mois plus tard, la petite-fille de Paula, Paula la Jeune, devenue abbesse, inquiète des menaces pesant sur la Judée, rapatriera sa communauté en Italie. À vues humaines, rien ne subsistera de l’œuvre de son aïeule. Hormis l’amitié plus belle et plus forte que la mort qui la lie à jamais à Jérôme.