Depuis son mariage avec Hélène il y a une trentaine d’années, Christian Poirier est au service de l’Église. Devenu aveugle à l’âge de 18 ans, converti de manière foudroyante, il consacre depuis sa vie à l’annonce de l’Évangile. Ordonné diacre permanent en 2003 dans le diocèse de Fréjus-Toulon, il s’est spécialisé dans l’accompagnement spirituel, aussi bien auprès des laïcs que des consacrés.
Auteur de nombreux ouvrages – notamment L'art du discernement des esprits dans la vie chrétienne et Guérison et combat spirituel (Salvator) –, il a récemment publié Amour conjugal et célibat consacré (Éditions du Jubilé). Un ouvrage où il établit un parallèle lumineux entre les deux états de vie. En explorant ces deux formes d’engagement que tout semble opposer, il tente de répondre à ce qu’est véritablement l’acte d’aimer, fondement aussi bien du mariage que du célibat consacré. Au-delà des obstacles à l’amour communs aux deux états, il souligne leur même vocation à la sainteté. Deux états de vie, deux vocations appelées à se répondre, à s’éclairer mutuellement : les consacrés rappellent aux époux qu’il y a un Ciel, et les couples chrétiens rappellent aux consacrés que les choses se jouent ici-bas.
Aleteia : Vous établissez un parallèle entre vie conjugale et célibat consacré, deux vocations qui semblent pourtant opposées. Qu’est-ce qui les réunit ?
Christian Poirier : Ces deux engagements se fondent sur l’amour. Un amour qui va jusqu’au don de soi. À partir de ce constat, on peut approfondir ce qu’est l’acte d’aimer. Un acte à la fois simple et complexe, qui conduit à un don réciproque de deux personnes. On retrouve cet acte d’aimer dans la vie consacrée. Tout comme dans l’amour conjugal, je peux être saisi par la personne du Christ et vouloir engager toute ma vie à le suivre.
Au-delà des points communs, ces vocations ont une dimension eschatologique, elles disent quelque chose de notre fin ultime. En ce sens, elles sont comme les deux faces d’une même pièce, et elles s’éclairent l’une l’autre : les consacrés, par leur célibat, nous montrent que le terme de notre existence n’est pas ici-bas, et les couples chrétiens rappellent que c’est par le concret de la vie de chaque jour que l’on se prépare à l’éternité et au mystère des épousailles qu’est l’union de chacun avec Dieu.
Alors que l’Église est actuellement bouleversée par des scandales liés aux abus, il est urgent de prendre conscience comment l’amour peut être dévoyé.
Sans compter que s’intéresser à la vocation conjugale quand on est consacré, et au célibat consacré quand est marié, permet de mieux comprendre les difficultés propres à chaque état de vie. Alors que l’Église est actuellement bouleversée par des scandales liés aux abus, il est urgent de prendre conscience comment l’amour peut être dévoyé et donner lieu à des dérives. La connaissance de la vie affective des consacrés, qui demeurent des hommes et des femmes avec leurs faiblesses, permet de demeurer vigilant et d’adopter une attitude ajustée.
Vous dites que l’amour "embonnit" et "rajeunit" ceux qui en sont habités. Dans quel sens ?
En apprenant à aimer l’autre pour lui-même, je vais faire l’expérience d’un amour qui m’embonnit, qui me rend meilleur. Souvent, dans la relation, on aime l’autre, mais on est aussi en attente de quelque chose en retour, que l’autre nous aime, nous soit utile, nous rende service, nous offre du plaisir… Or je deviens meilleur lorsque je me décentre de moi-même, lorsque l’acte d’aimer est posé dans la gratuité. Et cela s'apprend.
Dans ce cas, l’amour va avec la joie. Il me rend heureux, allègre, alerte, pétillant. Il me rajeunit, à l’instar de ces vieux amants qui n’ont plus besoin de s’exprimer pour se dire et se comprendre. Ou comme ces religieux, tellement animés par la charité que leur visage rayonne. Il s’agit bien ici de joie, et non pas de plaisir. L’amour n’exclut pas le plaisir mais le plaisir est fugace alors que la joie, fruit de l’acte de se donner, demeure. Un amour qui est don rend possible une joie durable. Cela n’exclut pas les périodes difficiles mais cette joie aide à les surmonter.
Le regard prophétique, c’est voir l’autre avec le regard de Dieu.
Une vie conjugale vécue dans le don contribue à l’épanouissement des époux. Elle les grandit, elle éveille en eux une fécondité. Une vie conjugale vécue sainement apporte toujours de nouvelles perspectives : au fil des années, je n’ai jamais fini de faire le tour de l’autre. Une vie conjugale vécue dans le don appelle un regard prophétique, un regard qui considère l’autre dans sa nouveauté, dans ce qu’il a de meilleur. Le regard prophétique, c’est voir l’autre avec le regard de Dieu, habité par des sentiments semblables à ceux de Dieu. Dieu nous regarde et il nous aime. Il nous voit dans ce qu’on a de meilleur, il nous pardonne. C’est un regard qui libère de tous les jugements toxiques.
"Vieillir dans l’amour c’est bien, si l’amour ne vieillit pas", estimez-vous. Comment garder l’amour vivant ?
L’amour ne vieillit pas tant qu’il reste un don. L’amour demeure vivant tant que l’on est un don pour l’autre. Tant que l’on regarde l’autre pour lui-même. Tant qu’on le reçoit aussi comme un don, comme un cadeau. L’amour ne vieillit pas pour autant qu’on le fait grandir. Et on le fait grandit en le cultivant. Comment ? Par la charité. L’amour humain est sublimé par la charité. Cet amour infini de Dieu dilate le cœur des époux et leur donne, tout au long de l’existence, d’être revêtus des sentiments mêmes du Christ, à l’égard du conjoint comme à l’égard de ceux qui font partie de leur vie.
Il appartient au couple de rendre présent et vivant le Seigneur dans leur vie conjugale. La vie chrétienne ne peut que grandir le couple. Elle permet aux conjoints de voir au-delà d’eux-mêmes, luttant ainsi contre la sclérose du cœur.
Ce don que l’on fait à l’autre, est-ce qu’on le fait une bonne fois pour toute le jour de son mariage, ou bien est-ce une démarche de chaque jour ?
Le jour de mon mariage, je m’engage à renouveler, chaque jour, le don de ma personne, je m’engage à accueillir l’autre quotidiennement. C’est pourquoi il est si important de marquer régulièrement la vie conjugale avec des anniversaires. On devrait fêter annuellement son anniversaire de mariage ! A cette occasion, par une petite célébration, les époux renouvellent cette parole qui manifeste le don de sa personne et l’accueil de l’autre. Ce n’est pas quelque chose d’acquis. Les passions, l’imaginaire peuvent venir abîmer la relation. D’où l’importance de toujours faire grandir l’amour. Si on ne prend pas les moyens de le faire grandir, on tombe dans la routine, on se reprend, il n’y a plus de don. Au quotidien, faire grandir l’amour, c’est poser des actes concrets où je manifeste à l’autre mon amour pour lui.
Parmi les obstacles à l'amour, vous alertez sur le passage à la retraite, significatif d’un grand bouleversement pour les couples. Est-ce que cela concerne tous les couples ?
Non, tout dépend du lien conjugal que les époux ont réussi à construire tout au long des années de vie commune. Au moment de la retraite, les conjoints sont renvoyés l’un à l’autre. Cela peut être difficile pour les couples qui n’ont pas de vie conjugale, communautaire. Certains n’ont vécu que pour leur travail, ou que pour leurs enfants, et le jour où ils n’ont plus ni l’un ni l’autre, ils n’ont pas appris à vivre ensemble, à avoir des projets ensemble, et la tentation peut être forte de fuir. Dans des activités diverses, dans des addictions…
Pour les couples qui se sont enracinés dans une vie commune, il s’agit plutôt d’un réajustement. Il y a même de la joie à être davantage ensemble. C’est dans tous les cas une période qui peut nécessiter un accompagnement pour mettre en évidence la vie qu’on veut envisager pour son couple dans cette nouvelle situation. Il s’agit en réalité d’une chance pour un couple de se redécouvrir, de redécouvrir l’autre tel qu’il m’est donné aujourd’hui.
Pratique