Joseph Ratzinger a souvent confié, au moment de sa nomination comme archevêque de Munich en 1977, comme préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi en 1981 ou, finalement, comme évêque de Rome en avril 2005, le grand sacrifice qu’il lui fallait faire en renonçant à la vocation d’enseignant et de théologien. Si le pape émérite estime avec modestie n’avoir pas eu le temps de « développer une œuvre propre » comme ses aînés en théologie, notamment Henri de Lubac et Hans Urs von Balthasar, il aura participé à sa façon aux grandes discussions spirituelles de son temps.
Ratzinger admirait la conversion du jeune saint Augustin et son désir de quitter « la tour d’ivoire d’une haute intellectualité » pour se faire homme parmi les hommes, serviteur parmi les serviteurs de Dieu. On peut d’ailleurs lire le renoncement de Ratzinger à une carrière théologique à l’aune du choix de l’évêque d’Hippone. Une comparaison qui montre que, loin de le perdre, l’Église a gagné un théologien unique en faisant du Bavarois le 265e successeur de Pierre.
Genèse d’un théologien
« Saint Augustin m’a tenu compagnie depuis plus de vingt ans », écrit le jeune Ratzinger en 1969, décidé à construire sa théologie comme un dialogue entre « un homme d’aujourd’hui » et l’évêque d’Hippone. Convaincu, comme Romano Guardini, que le XXe siècle est, théologiquement, le « siècle de l’Église », Ratzinger choisit de faire une recension de tout ce qui, dans le corpus augustinien, a trait à la nature de la communauté de foi chrétienne. Ce travail aura pour titre « Peuple et maison de Dieu dans l’ecclésiologie de saint Augustin » et lui permettra d’obtenir son doctorat en théologie, en juillet 1953.
Dans cette première étude apparait déjà le motif central de l’ecclésiologie du futur pape : avec Henri de Lubac, Ratzinger est le premier à offrir une « ecclésiologie eucharistique » entièrement déployée. L’Église céleste a « sur la terre une colonie pérégrinante », communauté qui, par l’offrande d’elle-même par charité, s’avance vers Dieu dans le sacrement du corps du Christ. Avant le concile Vatican II, Ratzinger rappelle donc, avec quelques autres, que l’Église fait l’eucharistie et l’eucharistie l’Église.
Alors que la crise de l’exégèse historico-critique bat son plein, le jeune théologien se penche sur l’histoire biblique de la création chez saint Bonaventure. Entre autres enseignements, il insiste dans son étude de 1971 sur le rapport entre l’interprétation de l’Écriture et la théologie de l’histoire. Déjà, le futur évêque de Rome est convaincu que le présent et le futur du message chrétien sont intelligibles seulement lorsqu’ils sont reliés à son passé.
Le Credo de Joseph Ratzinger
Fidèle au desiderata du Concile de présenter la doctrine catholique de façon unifiée et complète, Ratzinger offre, en une série de conférences données à Tübingen en 1967, une « Introduction au christianisme » qui fera date. Devant la montée de l’athéisme et les dérives progressistes post-conciliaires, la principale préoccupation du théologien est de rappeler ce qu’il nomme la « positivité du christianisme ». Parce que l’homme n’est pas le créateur de sa propre identité mais reçoit de l’extérieur le libre don de son être, « notre relation à Dieu exige que nous soyons positifs envers ce à quoi nous sommes confrontés, et qui vient à nous (…) comme quelque chose qui veut qu’on le reçoive », écrit-il.
À cet effet, Ratzinger s’élève radicalement contre les théologiens ou exégètes qui séparent le « Jésus de l’histoire » du « Christ de la foi ». L’archevêque de Munich invite à reconsidérer la figure du Christ telle qu’elle nous est présentée par la confession de foi qui n’est pas « une reconstitution ni une théorie, mais une réalité présente et vivante ».
Mieux, le théologien répond à cette crise par un sursaut christologique appelé de ses vœux par le Concile. Celui qui, à l’heure de son élection comme successeur de Pierre, se tournera d’abord vers le Christ, prône un christocentrisme en théologie : « En Jésus-Christ, Dieu et l’homme, l’infini et le fini, le Créateur et la créature, sont réunis ; l’homme a trouvé sa place en Dieu », écrira-t-il en marge de ses deux ouvrages, désormais classiques, sur Jésus de Nazareth.
Le serviteur de la doctrine de la foi
Aussi, quand Ratzinger quitte Munich pour Rome, en novembre 1981, appelé au poste de préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, il saisit rapidement l’occasion pour réaffirmer, à une plus large audience, ses convictions. Il se démarque d’ailleurs de la pratique curiale habituelle en cherchant à donner une large publicité aux documents de la Congrégation, à tel point qu’il lui sera reproché de faire passer sa pensée théologique propre pour la foi commune de l’Église.
Depuis Vatican II et la réforme de Paul VI, l’ancien Saint-Office a une fonction positive : celle d’encourager dans l’Église la bonne théologie. Le nouveau préfet ne manque cependant pas de condamner certaines tendances de la pensée moderne qui ont selon lui entraîné la vérité catholique dans une crise inédite. Ratzinger revient particulièrement sur trois d’entre elles.
L’autolimitation de la raison, d’abord : contre le dilemme entre une rationalité exagérée et un sentimentalisme réducteur, le théologien rappelle que l’Écriture ouvre la raison à la vérité et à l’amour de Dieu et, de la sorte, « confie le monde à la raison de l’homme, sans le livrer au pillage ». Le constructivisme et l’évolutionnisme, notamment en matière de liturgie, ensuite : contre une conception trop anthropocentrique du culte qui fait de la liturgie « une apostasie sous le manteau du sacré », le théologien prône, non pas un retour à la messe tridentine, mais une vie liturgique apte à exprimer les précieuses vérités contenues dans l’ancienne liturgie.
Sous couvert de tolérance ou de pragmatisme, les dogmes fondamentaux du christianisme sont abandonnés au profit d’une orthopraxie adaptée au monde actuel.
Enfin, Joseph Ratzinger fait de la « dictature du relativisme » sa préoccupation majeure. Il choisit même cette question comme leitmotiv lors d’un sermon aux cardinaux, durant le conclave de 2005. Sous couvert de tolérance ou de pragmatisme, les dogmes fondamentaux du christianisme sont abandonnés au profit d’une orthopraxie adaptée au monde actuel. L’ancien préfet réaffirme, avec une rigueur qui ne lui sera pas pardonnée par certains, le dogme catholique, fondé dans l’Écriture et transmis par la Tradition, comme « affirmation de foi qui engage la personne qui la prononce ».
De Ratzinger à Benoît XVI
Durant ses huit années de pontificat, Benoît XVI aura mis un point d’honneur à veiller à l’unité de la doctrine chrétienne, tout en favorisant le pluralisme constitutif de l’Église. Le discours aux Bernardins en 2008 en témoigne : le Souverain pontife y réaffirme avec force que culte et culture, foi et raison gagnent à dialoguer dans une « symphonie » chère au théologien. De ses premiers travaux à ses derniers écrits, le Bavarois n’aura cessé d’obéir à l’exhortation de saint Pierre, qu’il citait souvent : à quiconque l’interroge sur la raison de son espérance, le croyant doit rendre compte de sa foi (1 P 3, 15).
Que serait devenu Joseph Ratzinger s’il n’avait pas été appelé à d’autres missions dans l’Église ? Le dominicain Aidan Nichols, dans un ouvrage de référence sur le pape émérite, démontre comment Benoît XVI a su profiter de ses fonctions à la tête de l’Église pour concevoir sa propre théologie : les nombreux volumes de ses Œuvres complètes en cours de publication en témoignent. Par ailleurs, sa renonciation en 2013 au ministère pétrinien a laissé à Joseph Ratzinger le temps de relire l’œuvre de son ami théologien Hans Urs von Balthasar, comme le confiait le cardinal Ouellet. Preuve, si cela était encore à prouver, que la théologie fut bien l’une des plus intimes vocations du 265e évêque de Rome.
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