Dans son édition du 8 décembre, l’hebdomadaire l’Express publie une tribune signée d’un certain nombre de personnalités parmi lesquelles quelques éminentes et beaucoup de médiatiques. L’humanisme qui les anime est une profession de foi : ils se présentent en fiers combattants d’une cause qui manifestement leur tient à cœur plus que toute autre et s’enracine, écrivent-ils, dans la lutte "pour la liberté des individus et l’égalité des citoyens". Est-il question de donner à manger à ceux qui ont faim ? de prendre soin de ceux qui sont à la rue ? de militer pour que la dignité humaine soit reconnue à des prisonniers entassés dans des prisons surpeuplées ? Exigent-ils une politique migratoire plus respectueuse des droits des personnes ? Partagent-ils leur souhait de s’engager pour que notre système de santé prenne toujours mieux en compte l’accompagnement des plus souffrants ? Rien de tout cela : mais l’utilisation du terme "individu" est un signal du combat mené et des raisons pour lesquelles il l’est.
L’individualisme le plus radical
Si l’individu n’est qu’une entité, il peut être, selon la définition qu’en donnent les dictionnaires, indifféremment objet, animal, humain, peu importe. Il se pense et se présente comme détaché de tout lien avec son environnement sinon des liens primitifs et de nécessité. Il a alors bien le droit de réclamer pour lui-même tous les droits qui lui passent par la tête, puisque ne compte au final que lui : son bien-être, son confort, ses caprices. Il n’est donc qu’un individu, qui ne sent relié à rien sinon pour la satisfaction de ses besoins naturels. Maître de lui il n’a de devoir envers personne et est libre de se moquer des conséquences de ses actes sur son environnement.
Qui peut croire que les intérêts économiques et financiers qui rendent assez certaine la mise en place de l’euthanasie dans notre pays, s’arrêteront une fois que la mécanique sera lancée ?
En réclamant pour l’individu le droit à mourir par euthanasie, au nom d’une dignité très autocentrée, les signataires de ladite tribune prétendent imposer leur pensée et contestent à quiconque la possibilité de leur répondre. Et particulièrement, aux obscurantismes religieux. On se réjouit en tout cas de l’esprit de profonde ouverture dans laquelle se placent les promoteurs de l’individualisme le plus radical : "Ce combat respectera la conscience de chacun, patient comme médecin. Tout comme le combat contre l’IVG, une telle pratique ne pourra être imposée à quiconque" écrivent-ils. Un soupir de soulagement s’échappe de nos poumons : ouf ! nul ne nous contraindra à demander pour nous-même ou pour nos proches l’euthanasie. Mais on s’inquiète aussi lorsqu’on connaît la pression que subissent certains parents pour ne pas mener à terme une grossesse qui s’annonce périlleuse, par exemple pour l’enfant à naître. Qu’en sera-t-il demain pour les enfants du vieillard sénile dont le cœur refusera obstinément de s’arrêter ? Qui peut croire que les intérêts économiques et financiers qui rendent assez certaine la mise en place de l’euthanasie dans notre pays, s’arrêteront une fois que la mécanique sera lancée ?
Rendre à celui qui souffre sa dignité de personne
Est-ce le dernier raffut, comme l’évoque l’hebdomadaire Marianne, de quelques francs-maçons auxquels se joignent dans un réflexe pavlovien des intellectuels divers, qui se comportent comme les idiots utiles d’un système financier qui corrompt tout, jusque les élites de ce temps, du politique au religieux ? Car derrière la démarche de promotion de l’individu, présenté pour lui-même, se cache un système financier vorace et sans scrupule qui s’enracine d’une part sur la nécessité de développer un système médical le moins coûteux et le plus efficace possible, et d’autre part sur la satisfaction facturée de toute demande et de tout besoin. Je me souviens d’une interne en médecine dans les années soixante-dix qui confiait, déjà, que dans un certain nombre de services d’hôpitaux parisiens, le "patron" passait le vendredi en faisant comprendre qu’il faudrait "libérer" des lits pour la semaine suivante. On ne pourra jamais éradiquer ce genre de comportements, et ce n’est pas en les rendant légaux qu’on leur donnera un surcroît de moralité.
Prendre soin de celui qui souffre ne se fera pas en ramenant autrui au statut d’individu mais en lui rendant sa dignité de personne. C’est-à-dire un être relié aux autres, qui fait société, jusque dans l’épuisement de ses forces et face à l’appréhension, voire à la terreur, de l’au-delà ou de l’absence d’au-delà. L’État ne peut considérer quiconque comme "un problème à régler" mais doit tenir chacun dans une protection continue afin que sa dignité de personne humaine soit reconnue et respectée.
Chercher à être sages
Les religieux n’ont pas vocation à clore le débat ou à l’étouffer. Mais ils sont pleinement légitimes, car héritiers et dépositaires d’une tradition et d’une sagesse, à l’enrichir et à exiger qu’il se tienne autrement que dans les remises de décoration people ou dans les pages de magazines. Retrouvons la raison et n’ayons pas peur de chercher à être sages, c’est-à-dire de nous abreuver à la philosophie et à toutes les formes de sagesses dont le génie humain, inspiré ou non, s’est depuis toujours désaltéré. La grandeur d’une nation tient d’abord dans la manière dont elle prend soin des plus faibles : est-il donc plus grand d’abréger la vie humaine lorsqu’elle se fait souffrante afin que la douleur des uns ne pèse pas sur la conscience des autres ? N’est-il pas plus important de développer des politiques pour une fois ambitieuses dans les faits et non pas seulement par le verbe, qui permettent à la foule immense de ceux qui ne veulent pas mourir ainsi, de bénéficier d’un système qui accompagne leurs souffrances, parviennent à les "gérer" pour que les derniers instants soient vécus en tant que "personne" et non comme un numéro anonyme ?