Il y a des films qui, parfois, nous invitent à nous réconcilier avec notre histoire. Celui consacré à Simone Veil est sans doute de ceux-là. Il y a des personnes qui nous obligent à regarder la réalité en face. Cette femme est bien l’une de celle-là. À regarder les grandes lignes de ce qui la caractérise, elle semble n’avoir que des traits qui inspirent la méfiance : grande bourgeoise qui révolutionne l’administration pénitentiaire en rappelant à chacun ses devoirs et en protégeant les droits des plus faibles, ministre de droite qui porte la loi autorisant l’avortement, femme agnostique poursuivie de la haine des antisémites, présidente du Parlement européen qui affirme sa foi dans la construction d’une Europe pourtant de plus en plus décriée... En sortant du cinéma, dans la foule riante et chahuteuse d’une soirée de samedi, je me dis : "Avons-nous conscience de là d’où nous venons ?"
Une femme trahie dans ses intentions
Simone Veil n’a pas bonne presse dans certains milieux catholiques, ce sont bien les seuls en France à ne pas lui reconnaître de valeur, avec peut-être quelques autres auxquels il ne sera pas fait l’honneur de s’y intéresser. La cause en est, entend-on souvent, cette fameuse loi autorisant l’avortement. Le 28 novembre 1974, au bout de la nuit, Eugène Claudius-Petit, catholique convaincu, est l'ultime orateur : "Dans le regard de la femme la plus désemparée, la plus fautive, se reflète le visage de Celui qui est la vie. À cause de Lui, je prendrai ma part du fardeau. Je voterai le texte." Sa parole sera décisive pour nombre de ses collègues qui le suivront dans son vote.
Il y a quelques années, en 2017, certains jeunes militants chrétiens et désireux de rouvrir le débat sur l’IVG produisirent des affiches rappelant que Simone Veil était une femme trahie dans ses intentions puisque, écrivaient-ils, sa loi n'existe plus tant elle a été modifiée. C’est donc qu’ils avaient bien compris que l’enjeu de cette loi n’était en aucune manière de banaliser un acte toujours grave et toujours douloureux, mais de protéger celles qui voulaient y recourir et faire cesser une situation d’anarchie où les pauvres mouraient dans la clandestinité tandis que les jeunes filles de bonne famille étaient conduites dans de confortables cliniques suisses.
Simone Veil aurait été catholique, aurait-elle été considérée autrement ? Nul ne peut répondre à cette question à part ceux qui continuent de vouer son nom aux gémonies.
Cette animosité qui l’a poursuivie jusqu’au bout de sa vie — je me souviens de conférences qu’elle devait donner sur la Shoah dans des établissements privés ou des universités parisiennes qui étaient annulées faute de pouvoir assurer sa sécurité — ne peut se comprendre par le seul évènement de 74. Le Premier ministre et le Président de l’époque, tous les deux catholiques, n’ont jamais subi cet opprobre et quelques années plus tard, nombreux étaient ceux qui, tout en rejetant Simone Veil, votaient sans l’ombre d’une hésitation pour l’un ou pour l’autre... En un mot, Simone Veil aurait été catholique, aurait-elle été considérée autrement ? Nul ne peut répondre à cette question à part ceux qui continuent de vouer son nom aux gémonies.
Au soir de sa vie
Qu’ils entendent alors cette petite anecdote : elle concerne cette femme, amie du cardinal Lustiger, portant avec lui le poids de l’indicible tout en maintenant l’exigence d’une vérité qui libère. Je me souviens d’ailleurs d’eux, à Auschwitz, pour l’anniversaire de la libération du camp. Tous les deux grands et dignes, enveloppés, non par le mal dont les vestiges les entouraient, mais par la certitude que l’amour d’une mère est plus puissant que tout et ouvre un chemin d’Espérance invincible.
Cette anecdote donc : c’était à la fin d’une célébration d’obsèques, sans messe, que je présidais à Saint-Germain-des-Prés. Simone Veil connaissait bien les parents de la défunte et était venue se tenir à leurs côtés. En la saluant, sur le parvis, à la sortie de l’église, après avoir parlé quelques instants du cardinal Lustiger, elle me prit la main en la serrant fort. Et elle dit cette phrase dont je me souviens mot pour mot : "Vous savez mon Père, je ne suis pas chrétienne, mais je peux vous dire une chose. Une cérémonie à l’église sans Eucharistie, et bien... ce n’est pas tout à fait pareil." Elle me laissa sur ces paroles et regagna sa voiture.
Elle était au soir de sa vie. Elle prouvait une fois de plus que nul ne peut enfermer quiconque dans ses propres apparences et encore moins l’Esprit dans ses convenances.