Certaines formules expriment bien le regard qu’une civilisation porte sur elle-même. On se souvient du Gnothi seauton ("Connais-toi-toi-même") antique, du "Philosopher, c’est apprendre à mourir" (Montaigne) de l’âge classique. Quel regard notre société consumériste nous renvoie-t-elle ? Transformant la formule marxiste de l’homo faber, Philippe Muray avait cette formule lapidaire définissant l’Occidental repu : Homo festivus. L’évolution des lois sociétales, basées sur une morale citoyenne du consensus, défend une conception de l’homme fondée sur la dignité. De quoi parle-t-on en utilisant ce terme ?
Une question de dignité
La dignité de la morale citoyenne se définit par la liberté entendue comme autonomie. Le contraire de la dignité, c’est la perte de cette liberté, entendue comme dépendance (sociale, économique, médicale…). La perte de l’autonomie signifie la perte de la dignité. On peut donc supposer que cette dignité s’acquiert ou se perd selon des degrés : à partir de quel moment êtes-vous autonome ? À quel degré la dépendance signifie-t-elle perte de dignité ? Quelle autorité sera légitime pour définir le degré de dignité acceptable pour la vie humaine ? Dans ce contexte individualiste et marchand, on peut concevoir que l’individu, perdant le "degré" le plus bas de sa dignité, devient un élément trop lourd économiquement, trop pesant socialement, bref, "de trop" pour reprendre l’expression sartrienne, car incapable de trouver une signification à son existence.
Le pape François n’a pas besoin de l’existentialisme athée de Sartre pour en pointer les conséquences à l’heure où l’on se prépare ouvertement à faire voter une loi sur le suicide assisté. Il lui suffit d’employer le terme de "culture du déchet" en particulier dans l’encyclique Laudato’ si (LS) (2015), et l’exhortation apostolique Christus vivit (CV) (2017). Mais l’expression est reprise bien souvent dans les audiences et catéchèses. C’est dire le fort impact de l’image qu’elle porte.
Une conséquence du consumérisme à outrance
La "culture du déchet" est avant tout une conséquence du consumérisme à outrance et irresponsable, détruisant les ressources naturelles. On parle bien de culture, c’est-à-dire de manière de penser et de manière de vivre. C’est ainsi que la culture du déchet "affecte aussi bien les personnes exclues que les choses, vite transformées en ordures" (LS, 22), et malheureusement, "ce ne sont pas seulement la nourriture ou les biens superflus qui sont objet de déchets, mais souvent les êtres humains eux-mêmes, qui sont “jetés” comme s’ils étaient des “choses non nécessaires”" rappelle-t-il au corps diplomatique en janvier 2014. " Tout est lié" selon François. Le non-respect de l’environnement engendre le mépris de la personne humaine, surtout quand celle-ci, vulnérable et pauvre, devient un poids pour une société marchande. Toute une idéologie du jeunisme finit par resserrer le sens que l’on donne à la dignité de la personne humaine : "Nous voyons comment une certaine publicité enseigne aux personnes à être toujours insatisfaites, et contribue à la culture du rejet où les jeunes eux-mêmes finissent par devenir du matériel jetable." (CV, 43)
Jetable, obsolescent, périmé : qualificatifs de mode d’emploi pour désigner ce qui est encore digne de vivre, c’est-à-dire d’être utile à la société de producteurs-consommateurs. Tôt ou tard, si la dignité de l’individu ne consiste que dans un degré d’autonomie, alors il finit par devenir "de trop".
Prendre soin du plus fragile
François rappelle que la dignité de la personne est inaliénable et incommunicable. Elle n’a pas de degré, fixé par l’arbitraire d’un pouvoir politique ou économique. C’est précisément qu’elle n’est pas à "portée de main", qu’elle nous oblige. La subordination de cette dignité à un pouvoir engendre toutes les dérives totalitaires, et finalement la culture du déchet. Une personne humaine, même dans sa fragilité la plus extrême, est digne en raison de l’image de Dieu en elle. Aimer et prendre soin du plus fragile, voilà aussi ce qui ennoblit l’humanité. C’est sans doute une image forte qu’il faut garder dans cet "hiver anthropologique" que nous vivons.