Depuis le XIIIe siècle, la chrétienté paie de n’avoir pas pris au sérieux la menace islamique. Ni la chute de Saint-Jean d’Acre, dernière place forte du royaume latin de Jérusalem, en 1291, ni l’occupation de Gallipoli, sur la rive européenne du Bosphore, par les Turcs en 1354, ni même la chute de Constantinople en mai 1453, n’ont réussi à secouer les consciences des princes chrétiens. Ils sont obnubilés par leurs querelles, leurs ambitions, leurs luttes fratricides, leurs intérêts commerciaux et diplomatiques. Résultat : ils laissent le nouvel empire musulman étendre son emprise sur les anciennes possessions de l’empire byzantin, la Méditerranée, les Balkans puis sur une partie de l’Europe centrale, sans jamais envisager une coalition pour repousser un envahisseur qui se targue de bientôt faire flotter l’étendard vert du prophète sur Rome.
La troisième guerre austro-ottomane
Certes, grâce au pape Pie V, la bataille de Lépante, en 1571, a mis un coup d’arrêt à cet expansionnisme mais sans décourager les Turcs de reprendre, de génération en génération, leur avancée, asservissant les populations chrétiennes qui refusent de se convertir. En 1683, profitant de l’interminable conflit qui oppose la France à l’Autriche, et d’une révolte des Hongrois contre les Habsbourg, les troupes de Mehmet IV ont assiégé Vienne, et, sans le secours in extremis du roi de Pologne, Jean Sobieski, et sa victoire jugée miraculeuse, la ville serait tombée. Cette catastrophe aurait été irréparable ou presque. La victoire, obtenue le 12 septembre, fête du Saint Nom de Marie, a libéré l’Autriche du péril, sauvé "le boulevard de la chrétienté" — au sens militaire du terme de fortification avancée — et délivré la forteresse de Buda tenue par les Turcs. L’on pourrait supposer que cette déroute servira de leçon à la Sublime Porte, mais ce serait méconnaître les luttes de pouvoir au sein du sérail et la volonté des vizirs de s’imposer, face à des sultans affaiblis, comme les vrais maîtres.
En 1716, le grand vizir se nomme Silandhar Ali et rêve de reprendre les positions perdues trente ans plus tôt en Europe centrale. Ainsi commence la troisième guerre austro-ottomane. Une fois de plus, les Turcs se servent des dissensions du monde chrétien, et de la volonté d’indépendance d’une partie de la nation magyare, prête à tout pour se libérer du "joug" autrichien, même à s’allier aux musulmans et échanger une tutelle contre une autre, qui risquerait de se révéler vite bien plus pénible et pesante…
Le plus brillant stratège de l’époque
S’appuyant sur cette fraction de mécontents, Silandhar Ali réunit, au début de l’été 1716 à Belgrade une armée de 100.000 hommes, bien armés, bien équipés, et redoutables. Son objectif est de franchir la Save et de se positionner sur la rive droite du Danube. Côté autrichien, quelqu’un n’entend pas laisser faire. C’est le prince Eugène de Savoie, le plus brillant stratège de l’époque. Fils de la branche cadette de la maison régnante savoisienne, destiné à l’Église, Eugène, dépourvu de vocation et homosexuel, s’est refusé à cet avenir et a proposé ses services à Louis XIV mais le roi n’a pas deviné, chez ce jeune homme, le prodigieux général qu’il deviendra et l’a éconduit… Erreur majeure car, passé au service de l’Autriche, le prince Eugène infligera à la France de cuisants revers.
Pour l’heure, ce n’est pas la France qu’il s’agit de combattre mais les Turcs. Eugène les a déjà affrontés puisqu’il a participé à la fameuse bataille du siège de Vienne. Il a retenu de l’expérience que l’adversaire, vaillant et dangereux, peut toutefois se montrer présomptueux et ne pas voir le péril. En le prenant de vitesse, il est encore temps, non seulement de lui barrer la route mais de lui faire abandonner une partie de ses anciennes conquêtes. Fin juillet, le prince Eugène se met en marche à la tête d’une armée de 80.000 hommes, qu’il espère renforcer des 8.000 hommes de la garnison de Peterwardein, ou Petrovaradin, en Serbie, où il compte arrêter l’avance turque.
Le commencement de la fin
Dans la nuit du 4 au 5 août, les troupes autrichiennes traversent le Danube et arrivent au contact des Turcs qui assiègent la forteresse de Peterwardein, prêts à en saper les murs. Le moment est décisif. L’arrivée des renforts change la donne. En dépit d’une résistance opiniâtre des Ottomans, au cours de laquelle Silandhar Ali se fait tuer, s’évitant les désagréments qui attendent à leur retour à Istanbul les puissants vaincus, Peterwardein est une éclatante victoire autrichienne. La moitié de l’armée turque gît sur le champ de bataille. Les survivants s’enfuient. Le prince Eugène en profite pour reprendre la ville de Timisoara en Roumanie. L’année suivante, la Sublime Porte signera le traité de Passarowicz qui reconnaît aux Autrichiens la possession des territoires perdus par les Turcs, et celle de Belgrade. Pour l’empire ottoman, cette humiliation marque le commencement de la fin. Acculé à la défensive, il ne cessera plus de reculer, perdant ses territoires européens. La menace de l’invasion turque et de l’islamisation est conjurée.
Faut-il y voir l’œuvre du talentueux prince Eugène, ou l’intervention céleste ? La papauté optera pour la seconde solution. Petit détail, qui n’a pas échappé au commandement autrichien, ce 5 août est la fête de Notre-Dame des Neiges, qui commémore le miracle à l’origine de la construction de la basilique romaine Sainte-Marie Majeure. C’est sous le titre de Notre-Dame des Neiges que sera élevée à Peterwardein l’église commémorative de la victoire. Touchante particularité, elle est, et c’est rare, partagée entre les cultes catholique et orthodoxe qui ont chacun leurs autels, leurs rites et leurs cérémonies. En bonne entente, semble-t-il.
À la nouvelle de la victoire du prince Eugène, mauvais sujet et abbé en rupture de ban mais grand soldat, la papauté, consciente que l’affaire de Peterwardein couronne les efforts déployés depuis Lépante pour chasser les Ottomans, étendra à toute la catholicité la célébration, chaque 7 octobre, de la fête de Notre Dame du Rosaire. Tout un symbole !