Ils se serrent la main gauche, ce qui surprend le béotien. En unissant leurs mains, ils se regardent dans les yeux, ce qui n’est pas vraiment habituel. Leurs mains droites sont levées, à la hauteur de leurs visages, verticales, paumes ouvertes. Seuls les doigts épousent un mouvement plutôt contre-nature : le pouce sur l’auriculaire tandis que les trois autres demeurent droits. Ce petit picotement des muscles de la main lorsque le pouce se met sur le plus petit doigt, rappelle à chacun qu’il n’est pas habituel que le plus fort prenne la défense du plus faible. L’étirement des trois doigts dressés ravive le souvenir de la difficulté à se tenir droit, fidèle à ce que l’on veut être, à la dignité inviolable du prochain et en l’amour infini de notre Créateur.
La fraternité, notre seule destinée
Il y a dans le salut scout un signe qui mérite d’être regardé en ce petit matin d’automne. Les dizaines de jeunes qui sont là, rassemblés à l’aube, dans les sous-bois de Jambville, s’apprêtent à partir pour un an dans des pays qui leur sont souvent totalement étrangers : Corée, Pologne, Kenya, Pérou... aux quatre coins du monde ils seront les ambassadeurs du scoutisme français auprès des mouvements frères. Ils disent quelque chose de cette fraternité scoute qui depuis un peu plus de cent ans se répand dans le monde tout entier. Le journal La Croix nous apprend que les Scouts et Guides de France ne sont pas pour rien dans la manière dont les scouts de Centrafrique sont aujourd’hui l’une de ces petites flammes qui maintiennent l’Espérance. Dans un pays secoué par les spasmes de la haine et du désir de vengeance, ils disent, catholiques comme musulmans, que la fraternité est la seule destinée du genre humain.
On se prend à rêver, alors, à ce qu’il adviendrait si demain des scouts ukrainiens, russes, américains, européens, parvenaient à poser un geste symbolique que nos gouvernements n’auront jamais la simplicité d’oser. Se tendre la main, gauchement, se regarder dans les yeux sans rien ignorer de nos différences mais en les accueillant avec humilité et franchise. Se dire que l’on a promis de croire que la seule force légitime ne pouvait s’exprimer que pour protéger le petit et jamais pour asseoir la puissance du grand. Et refuser de renoncer à son honneur, à la dignité d’autrui et à la reconnaissance envers Celui sans qui rien ne pourrait être.
Une intuition fondamentale
Lord Robert Baden-Powell n’était pas un naïf, ni un rêveur romantique. Il était un homme d’action qui en avait vu et qui était revenu de bien des aventures... En imaginant le scoutisme, il n’agissait pas en homme de salon, mais en homme de terrain. Chrétien, il connaissait la diversité des religions et des cultures qui peuple le monde et participe à cette beauté de l’étonnante quête d’une création qui aspire à grands souffles... Il posa les fondations d’un mouvement qui se fit vite mondial et multireligieux, avec cette intuition fondamentale : c’est la fraternité qui unit les êtres et qui leur donne de ne pas se laisser submerger par ce qui les distingue. Homme ou femme, juif ou païen, esclave ou homme libre : rien ne saurait supplanter ce que la chair, le sang et l’esprit, à temps et à contretemps, ne cessent de marteler, nous sommes des frères !
Il n’est pas anodin que ce soit un baptisé qui puisse se risquer à une telle pensée et qui aille jusqu’à la risquer en actes. Comme beaucoup d’autres, il a senti que sa foi ne pouvait que le pousser à franchir les frontières mentales de l’homme raisonnable pour avancer vers cette terre méconnue où Dieu appelle ceux qui veulent être les témoins de son invraisemblable et de son inouï. Les bruits de bottes qui retentissent de plus en plus proches de nos vies quotidiennes ne doivent jamais nous faire oublier que le chrétien ne peut jamais se décourager, non de rêver, mais de bâtir cette fraternité dans laquelle Dieu nous révèle d’une manière inégalable, vers où Il nous appelle.