Le violoncelle dans la main droite, une lourde valise remplie de "toutes les partitions du monde" dans la main gauche, Claire Oppert parcourt les couloirs de la maison médicale Jeanne Garnier, dans le 15e arrondissement de Paris.
"Je travaille dans le service des soins palliatifs de l’hôpital Rives-de-Seine, à Puteaux (Hauts-de-Seine) et depuis un an et demi dans la maison Jeanne Garnier", raconte la violoncelliste, diplômée du Conservatoire Tchaïkovski de Moscou, qui joue depuis plus de dix ans au chevet des malades en fin de vie : "Je viens jouer de la musique à tous les patients qui le souhaitent pour un partage musical à visée thérapeutique. Bien sûr, la musique ne guérit pas. Ni les cancers ni les autres maladies graves. Mais elle donne envie d’aller mieux, elle soulage, elle stimule, elle allège aussi et elle apporte de la joie", explique-t-elle, avant de rejoindre le bureau des infirmières. Une réunion s’organise alors avec Soizic, l’aide-soignante, et avec une infirmière pour faire le point sur les patients.
Pour Claire Oppert comme pour l’équipe qui accompagne les malades jusqu’à la mort, la semaine n’a pas été facile : cinq départs en cinq jours. "Chambre 103, c’est François, 77 ans, qui est atteint de cancer. Il est dépressif, cela lui ferait beaucoup de bien de vous écouter. Chambre 107, Bénédicte, 84 ans, c’est une dame qui est aphasique, elle ne parle pas du tout. Elle vous attend déjà. Enfin, chambre 110, c’est Marie. Elle a 51 ans, elle a eu aujourd’hui des traitements très lourds, je ne sais pas si elle sera d’accord, vous verrez…", poursuit Soizic. Le violoncelle posé sur la table, Claire note tout avant d’arpenter l’aile Saint-Joseph de la maison.
À la fin de ce concert en tête à tête, ému, il dit à mi-voix ce qu’il a vécu :“Quel miracle ! Cela fait remonter le beau. C’est magique. Merci !
"Bonjour, je viens vous apporter un peu de musique. Qu’est-ce qui vous fera plaisir ? Du Schubert, du Bach ou peut-être du Rachmaninov ? Tiens, je crois que je vais finalement vous jouer l’Adagio d’Albinoni… François* fait juste un petit mouvement des lèvres pour dire oui. Mais aux premiers sons du violoncelle, ses paupières s’ouvrent, son regard devient plus vif. À la fin de ce concert en tête à tête, ému, il dit à mi-voix ce qu’il a vécu : Puis-je vous faire une confidence ? Du fond du temps sont remontés des souvenirs amoureux. Je ne savais pas que tout était encore là… La plage de la Garonne… Quel miracle ! Cela fait remonter le beau. C’est magique. Merci !"
Aphasique, c’est juste avec sa main que Bénédicte montre à la musicienne l’impact du violoncelle dans tout son corps jusqu’au cœur.
Certains malades, comme Bénédicte, manifestent autrement ce qu’ils vivent. Aphasique, c’est juste avec sa main qu’elle montre à la musicienne l’impact du violoncelle dans tout son corps. "J’ai vu chez elle une vibration bienfaisante qui a traversé son corps pour remonter ensuite jusqu'au cœur. C’était un moment de grâce, de joie, de gaieté même. C’est paradoxal, pourtant c’est mon expérience quotidienne : dans les services de soins palliatifs qui sont considérés comme des lieux de mort, il y a toujours de la vie, de la vie jusqu’au bout, et beaucoup de joie qui circule. Car quand les douleurs sont apaisées, on se rend compte que l’instant est unique, on comprend que la vie est précieuse et qu’il est temps de se tourner vers l’essentiel", poursuit Claire Oppert en embarquant son instrument pour frapper à la porte suivante. Elle croise Anne de la Tour, présidente de CME et chef de service en soins palliatifs à la Maison Jeanne Garnier.
Les deux femmes échangent quelques instants au sujet de cette joie incroyable qui surgit souvent, comme une note de musique supplémentaire. "La musique a cette capacité extraordinaire d’aller chercher à l’intérieur de chacun ce qui est encore intact et qui est source de joie", souligne la violoncelliste. "Elle rend les malades à leur humanité, elle restaure leur dignité, elle les reconnecte à leur âme…", ajoute de son côté Anne de la Tour.
"Votre musique m’a offert un répit. J’ai pu m’évader, quitter ma colère."
Direction chambre 110, où Claire Oppert retrouve Marie, 51 ans. C’est elle qui a eu des traitements très lourds dans la matinée. Claire ne sait pas si c’est le bon moment. "Vous allez voir Marie ? Oh, que je suis heureuse pour elle !", lance Mireille Mion, responsable des bénévoles. Atteinte d’un grave cancer, en reconnaissant la silhouette filigrane de Claire encombrée de son violoncelle dans le petit espace de sa chambre, Marie se lève légèrement sur son lit. "Je viens pour jouer de la musique", avance Claire, prête à faire demi-tour si ce n’est pas le bon moment. "Oui, je vous ai entendue tout à l’heure, je savais que ce n’était pas un disque", répond la patiente. Celle-ci demande aussitôt de jouer "quelque chose de pas triste. Du rock ?" Pas tellement équipée sur le moment en partitions pour le rock, Claire revient à Schubert. Finalement, les deux femmes tombent d’accord : "Trois préludes" de Gershwin. Dès les premières notes, Marie ferme les yeux, elle sourit en hochant la tête. Claire suggère ensuite le concerto 2 de Rachmaninov, en expliquant qu’elle connaît mieux le répertoire classique. "Vous allez peut-être aimer". "Oui, c’est très beau", reconnaît la patiente qui, dès les premières notes, retrouve une respiration apaisée. Puis, elle convainc la violoncelliste de jouer "Englishman in New York" de Sting. Métamorphosée, Marie chante les paroles dans un parfait anglais. "J’étais parolière chez Warner Bross, j’ai même composé une chanson, c’est pour cela… ", explique-t-elle en ajoutant : "Votre musique m’a offert un répit. J’ai pu m’évader, quitter ma colère. Vous reviendrez la semaine prochaine ?", demande-t-elle à la fin à Claire.
Des recentrages de l’âme
Chez une personne malade ou non malade, la musique a ce pouvoir d’entraîner. “Elle rejoint toujours une partie qui n’est pas malade. Elle recentre la personne sur son noyau central et elle ouvre l’âme. Avec la musique, Marie a pu quitter ses pensées noires pour retrouver une présence réconfortante en elle-même. D’où cet élan de joie. Et si la joie circule, alors la vie circule”, conclut Claire.
Depuis 12 ans, Claire Oppert a joué pour plus de 2.000 patients dans leur chambre d’hôpital. Si on connaissait les vertus apaisantes de la musique, l’auteure d'un ouvrage sur son expérience de "musicienne-soignante" (Le Pansement Schubert, aux Editions Denoël) défend ses vertus thérapeutiques. "De façon tout à fait objective comme le montre l’étude clinique "Pansement Schubert", née de cette expérience spontanée, la musique peut diminuer les anxiétés et les douleurs de façon massive. Il y a beaucoup de miracles, au sens défini par le poète Christian Bobin : des élancements de la fusée du cœur, des éclaircissements de la pensée, des recentrages de l’âme", souligne celle qui est titulaire aussi d'un diplôme universitaire d'art-thérapie.
Si le corps est atteint par la maladie, la dignité profonde n’est pas touchée.
La musique dans un service pour les personnes en fin de vie, ce n'est pas seulement un petit plus. C’est quelque chose d’essentiel, explique-t-elle, qui touche "une partie fondamentale de la personne humaine et de la personne malade". Si le corps est atteint par la maladie, la dignité profonde n’est pas touchée. "En soins palliatifs, on s’intéresse à la personne plus qu’à la maladie, on se concentre sur la personne humaine dans toutes les dimensions de son être, car on ne peut que soulager les symptômes de la maladie, dont l’issue est connue. Et c’est la musique qui a ce pouvoir extraordinaire d’accompagner le patient "afin qu’il fasse de son
mieux", et de faire surgir un élan de joie profonde, souvent partagé par les proches et par les soignants.
*Les prénoms des personnes malades ont été changés.