Après la parenthèse plus paisible de l’été, la reprise des activités ordinaires va de pair avec le retour des soucis et des inquiétudes, lot commun à partir du moment où chacun doit vivre en société. Tout n’est donc pas enthousiasmant pour beaucoup. L’insouciance n’a duré qu’un temps, trop court. Les parents sont de nouveau confrontés au poids de la scolarisation des enfants, les enfants ne reprennent pas le chemin de l’école sans regret, les villes replongent dans leur rythme fou, ceux qui travaillent traînent des pieds. Cette morosité, partagée différemment par nombre d’entre nous, est entretenue par l’amoncellement des nouvelles nationales et internationales, beaucoup d’entre elles manipulées et orientées.
Résister à la morosité
L’Église ne fait pas exception car nombreuses y sont les occasions de découragement, d’interrogation, parfois de scandale. Les troupeaux avancent de façon quelque peu chaotique, errants plutôt qu’attirés par l’odeur de la bergerie, maltraités même par des bergers peu recommandables dans la vie politique ou religieuse. Nul doute que les ordonnances d’antidépresseurs ne soient plus nombreuses au début de l’automne. Sous peine de se laisser emporter par une tristesse prenant sa source en enfer, il est nécessaire de mobiliser toute son énergie spirituelle pour résister aux oiseaux de mauvais augure et aux voix tonitruantes et discordantes.
Un mot de Paul Claudel dans son Journal est éclairant : "La croix dépasse l’homme dans tous les sens" (janvier 1910). La Croix de Notre Seigneur bien sûr, mais aussi la croix à porter chaque jour à la suite du Maître : elle est constamment présente, non point pour assombrir la joie mais pour nous faire goûter à leur juste mesure les grâces quotidiennes. Celui qui s’enferme dans le désespoir de l’histoire humaine, qui ne se nourrit que de réseaux "sociaux", d’images d’écrans, d’actualité instantanée sans aucun recul, ne peut qu’être roulé méchamment dans le ressac des événements ponctuels.
L’accueil tranquille des jours ordinaires
Il n’y a pas si longtemps de cela, le chrétien vivait à une distance respectable de ce qui ne le concernait pas directement. Nos pères d’avant-guerre n’étaient guère différents en cela de nos aïeux du Moyen Âge. Il n’était pas constamment suspendu à toutes les nouvelles du pays et du monde, se contentant de son terroir familier. Une des causes du découragement actuel est cette constante proximité avec le moindre soubresaut à l’autre bout de la planète. Cela est vrai aussi de notre vie religieuse, trop perturbée par les rumeurs, les déclarations, les paroles en instantané, les moindres faits et gestes des pasteurs et des pontifes. À trop se soucier de tout cela, l’âme s’y égratigne. Il est préférable, non point de se couper du monde, mais de dresser des barrières et de poser de saines limites afin de ne pas être submergé par un flot ininterrompu de choses inutiles.
Notre société de "communication" est l’ennemie de la contemplation et de l’accueil tranquille des jours ordinaires.
Un chartreux affirmait que la plus rude mortification à la Chartreuse est la mortification du vide. Le moine est face à Dieu seul. Comme nous ne sommes pas de ce bois rare et que nous avons horreur du vide, nous l’avons comblé, hélas, de toutes sortes de matériaux de mauvaise qualité qui nous étouffent par leur trop-plein. Notre société de "communication" est l’ennemie de la contemplation et de l’accueil tranquille des jours ordinaires. À force de passer rapidement d’un objet à l’autre, au rythme imposé de plus en plus par le monde et ses moyens de contrôle et d’influence, nous tombons nécessairement dans l’ennui, l’angoisse, la peur de toutes choses.
La fenêtre et la paroi
Le mystique est capable de passer l’éternité à contempler une ligne droite, pour reprendre l’expression d’un poète. Heureux est-il car il ne se laisse pas déstabiliser par tout ce qui est dérangeant tout autour de lui. Il demeure un roc, accomplissant son devoir d’état avec confiance et tranquillité. Dans la vie spirituelle, il faut fermer ses portes et ouvrir ses fenêtres, selon la belle expression claudélienne. Fermer les portes car elles donnent de plain-pied sur le monde en tumulte ; ouvrir ses fenêtres, celles de l’âme et de l’esprit. Le bruit et la fureur sont des armes utilisées par les puissants qui gouvernent car, ainsi, l’intelligence est anesthésiée, l’âme paralysée.
Paul Claudel, notamment dans Positions et dans son Isaïe, parle de la paroi qui nous sépare de Dieu et qui nous retient dans la réserve sauvage du monde : "Dieu ne cesse de nous ausculter. Et toujours, partout, il ne rencontre que cette paroi dure et inerte" (Positions). Et aussi :
"L’ouverture d’une fenêtre dans notre paroi, l’établissement d’un grand courant d’air qui chasse l’égoïsme, l’avarice, la mollesse, toutes les complications de la vanité et de l’intérêt" (Isaïe).
Nous nous laissons prendre au piège de tout ce qui prétend nous relier les uns aux autres et ne participe en fait qu’à notre dissipation et à notre inquiétude. Les moyens technologiques censés nous informer et nous unir n’ont pour résultat que de nous perturber et de nous isoler. Les fidèles catholiques qui passent leur temps à engranger toutes les nouvelles religieuses de droite et de gauche finissent par être étouffés et ne savent plus à quel saint se vouer.
Soyons posés et raisonnables : nos pères dans la foi n’avaient pas besoin d’être au courant des potins romains, du moindre fait et geste — pour le meilleur ou pour le pire — de ceux qui étaient investis d’une responsabilité. Ils s’en portaient beaucoup mieux car ouvrant les fenêtres de leur âme sur ce qui ne passe pas, et non point enfermés entre les parois de ce monde tyrannique de l’information et de l’« événementiel". À perdre ainsi son temps, nous faisons pâtir notre âme qui se glisse dans un état permanent d’angoisse, oubliant ce qui est sa tâche essentielle, celle de se préparer à la lumière divine. Au lieu de suivre l’actualité dans ses moindres péripéties, nous nous en trouverions mieux à nous reposer dans le silence et dans la solitude de l’oraison et de la contemplation afin de faire face avec un cœur paisible aux adversités extérieures.
Approcher de Dieu familièrement
Le mystique jésuite du XVIIe siècle, Jean-Joseph Surin, écrivait (Lettres spirituelles) :
On doit aller à l’oraison comme à un repas. Quelques âmes ferventes y vont avec la même ardeur et le même plaisir que les mauvaises vont à un festin, ou à un bal : ce qui est une grâce fort singulière. On trouve l’oraison aisée quand on la regarde, non comme un travail d’esprit, mais plutôt comme un divertissement agréable. Pour cela, il faut approcher de Dieu familièrement, et user de la sainte liberté que nous donne la qualité d’enfants de Dieu. Il est notre créateur, il est notre père. Nous pouvons donc, sans choquer la bienséance, aller à lui avec la même franchise et la même simplicité que les enfants vont à leur père et à leur mère.
Si nous prenions autant de temps, et de soin, pour notre vie intérieure que pour demeurer au contact du monde et de ses péripéties, nous serions tous au plus haut sur la montagne de Dieu.
Que cet automne nous ouvre des fenêtres et ferme des portes, ceci afin de trouver le juste équilibre et de ne pas nous laisser envahir par des soucis et des préoccupations inutiles. Nous n’avons pas charge de porter tous les problèmes sur nos épaules, mais juste notre petite croix. Occuper sans cesse son esprit à glaner ce qui est inutile ne peut que nous fixer dans un état de fébrilité néfaste pour nos choix et pour notre paix intérieure. Laissons aux agités l’obsession de courir et de sautiller. Asseyons-nous dans la chambre de notre âme et le tumulte du monde ne nous ébranlera pas.