Il y a dix ans, Richard Millet publiait Fatigue du sens chez feu Pierre-Guillaume de Roux. L’écrivain à la mine austère y décrivait "une maladie de la volonté […] ressortissant à l’hédonisme, lequel est une forme d’infantilisation générale". Bigre. Hédonisme, infantilisation, Millet fait pleuvoir ces grands mots comme de gros grêlons sur nos âmes perdues qui ne s’engagent à rien sauf à remettre des pièces dans la machine à plaisirs. Nos contemporains, dit-on, sont en recherche de sens. Je n’en suis pas persuadé. Pris dans une acception publicitaire, ce mot, comme le bonheur, a quelque chose de factice. Il faut lui rendre son épaisseur. Il est singulier que dans notre langue, le sens désigne à la fois la signification et le but — notions que par exemple l’allemand distingue (der Sinn et der Zweck).
L’Église et l’armée
Où sont les structures pourvoyeuses de sens ? On les cherche. Prenons l’Église catholique et l’armée. Toutes deux viennent d’une époque où les institutions régissaient la vie, du berceau à la tombe. L’idéal combattant les animait, la force du nombre les portait aussi. L’Église et l’armée écrivirent des épopées désormais inconcevables, comme les croisades ou les expéditions coloniales. Un désir de déborder fécondait l’action, quand tout semble se nécroser sous nos yeux impuissants. Au cimetière de Picpus (Paris XIIe), où j’étais récemment, on me racontait qu’une cinquantaine de religieuses assurait encore l’adoration il y a quelques années. Puis les sœurs moururent et celles qui restaient y renoncèrent. La présence s’efface. En silence. Derrière les murs d’immenses couvents bâtis en leur temps pour héberger des bataillons de religieux. Quand on songe à l'aventure inouïe d'un Damien de Molokaï. Plus extrême tu meurs, et d'ailleurs il en est mort.
L’Église flotte dans ses habits. L’armée changea aussi de dimension, sauf que la réduction de son format se fit sous l’étendard valorisant de la professionnalisation. L’argent rare et la technicité la persuadèrent d’en finir avec la conscription. Mais elle sut rebondir et pour compenser son éloignement du reste de la nation, elle communiqua sur le fait militaire. Les médias jouèrent le jeu et on vit ainsi à la télévision Marius, l’ex-commando marine, "fouetter" les jeunes rêvant des forces spéciales. Le catholicisme n’est pas, dieu merci, asservi aux impératifs comptables dictés par le pouvoir politique. Néanmoins, comme l’armée, sa vocation subit les assauts d’une modernité ricanante et dilettante que Bernanos décrivait sous les traits d’« une conspiration contre la vie intérieure". Si l’armée conserve une place, le catholicisme bute sur un processus d’extinction contre lequel il ne développe pas d’anticorps, en particulier dans les médias.
Toujours négatif
Quand on parle de l’Église, c’est toujours négatif : pédocriminalité, abus de pouvoir et recadrage romain, dissolution de communautés accusées de "dysfonctionner". Cette litanie contribue à la tristesse de notre époque, à son aplatissement dont parle Millet quand il s’en prend à "la destruction de notre verticalité nationale au profit d’une horizontalité sans tradition ni mémoire, ni autre avenir que l’éternelle présence de l’hédonisme comme régulateur de conflits". S’il y a bien "une conspiration contre la vie intérieure", l’Église prend-elle la mesure de ce que cette assertion signifie ? La moiteur de ce monde, bas et gris, semble la contaminer et elle-même tend à se penser comme une entreprise ou une administration régie par des procédures, à l’image de cette expression bizarroïde de "synode sur la synodalité". Le visage de la bureaucratie lui ôte sa fraîcheur.
Ne gémissons pas trop
L’hédonisme postule que la vie est faite pour se consumer en consommant. Ne gémissons pas trop. Nous cédons tous à cette tentation. Pour tous ses bons côtés, on aime cette époque ; on s’y amuse comme dans un parc de loisirs. Mais mourrait-on pour elle ? Le christianisme raconte l’histoire de quelqu’un mort pour les autres, tous les autres, et qui, chaque dimanche, renouvelle ce don de soi partout où ce sacrifice est célébré. Mais l’idée de sacrifice n’est-elle pas devenue à la fois étrange et étrangère à notre manière de vivre ?
Saturé d’idéologies au XXe siècle, l’Européen ne veut plus qu’on donne de sens à sa vie. Ou s’il le fait, c’est parce qu’il le veut bien, et que selon les modes, il s’achète des causes disponibles sur le marché, comme l’injonction de Sauvez la planète. Si celles-ci l’épanouissent, il acquiescera ; sinon, il désertera. Cette maladie de la volonté périme la trinité aristocratique faite de sacrifice, d’honneur et de gloire, de devoir et tutti quanti, toute chose déclinée de l’idéal du combattant, incompatible avec la quête du bien-être (si mal nommé puisqu’il signifie avoir beaucoup). Chez certains, le virilisme et le survivalisme témoignent d’une réaction instinctive à l’étreinte étouffante qu’exerce sur l'âme cette soif de confort et d’accumulation des objets. Le minimalisme à la Marie Kondo exploite le rejet de la consommation compulsive et de l'aliénation qu'elle entraîne.
L’Église piégée ?
L’Église comme l’armée sont obligés de marteler que la vie a un sens, sous peine de disparaître, la différence étant que le maintien de l’ordre et de la paix contraint le politique à choyer ses militaires. Pour l’Église, seul le régime des cultes la lie par contrat à la puissance publique. Et un contrat est toujours révisable. Certes, l’État finance l’enseignement catholique et subventionne une partie de son action sociale, mais c’est pour mieux les domestiquer. En soi, si le catholicisme disparaissait, beaucoup le verraient comme une bonne nouvelle.
Depuis Nietzsche, Marx et Freud, on fait comme s’il ne s’agissait que d’un ami imaginaire, une sorte de lot de consolation pour les fragiles, les souffreteux et les ratés.
L’Église est un peu piégée : d’un côté, elle ne s’accommode pas du ramollissement des mœurs, de la dilution de toute morale. Sa discipline fabrique un type d’homme prompt à faire la guerre au mal dont lui-même se sait porteur. De l’autre, elle contribua de toutes ses forces à l’amélioration des conditions de vie, des plus pauvres en particulier, et ces progrès que l’État s’appropria pour l’en priver éloignèrent la société de l’influence que les clercs exerçaient sur les esprits. On vit bien et on peut se passer de Dieu et de tous ceux dont c’est le métier d’en parler. Beaucoup pensent même que la vraie vie passe par l’oubli de Dieu, c’est-à-dire de la réponse qu’il m’oblige à lui donner si jamais il existe. Dieu contraint l’homme à donner du sens à tout ce qu’il fait, ce qui est épuisant.
Redevenir des bâtisseurs
Comment faire pour que l’Église soit une institution rayonnante du charisme de son fondateur ? Esquissons furtivement quatre idées. Premièrement, reposez la question de Dieu, et pas seulement du Christ. Depuis Nietzsche, Marx et Freud, on fait comme s’il ne s’agissait que d’un ami imaginaire, une sorte de lot de consolation pour les fragiles, les souffreteux et les ratés. Parler du Christ suffisait quand l’idée de Dieu était communément admise. Mais l’athéisme pratique et l’irréligion contraint de renouer le dialogue sur un terrain plus fondamental. Deuxièmement, retrouvez le sens du beau — qui magnifie l’espace, le balise d’une présence surnaturelle : les processions, les sanctuaires, les oratoires, les pèlerinages, les spectacles, tout cela doit subjuguer, émerveiller, rasséréner.
Troisièmement, repensez son influence : dans la culture, les arts, les lois. Ce qui suppose d’ôter la muselière mentale que les scandales sexuels permettent de poser sur toute parole ecclésiale, interdite de juger quoi que ce soit en raison des errements moraux de curés pervers. Enfin, redevenir des bâtisseurs. Ni l’État, ni la République : depuis deux siècles, absolument rien ne remplace l’enthousiasme et les cadres de socialisation du catholicisme. Ce n’est pas faute d’avoir essayé avec les idéologies collectivistes. La restauration de Notre-Dame de Paris n’est pas juste celle d’un monument muet. Quel sens la société lui donnera-t-elle ? Pour l’Église engluée dans ses turpitudes, ces pierres vivantes seront peut-être les murs porteurs d’une parole libérée.