Haïti, 1511. Il fait frais en cette matinée de décembre. Les foules se rendent à la messe pour le troisième dimanche de l’Avent. Noël n’est plus très loin, et l’impatience se fait sentir. Parmi eux, se trouve Bartolomé de Las Casas. Malgré les raisons de se réjouir, son esprit reste las.
Son encomienda, la terre indigènes que lui a confié le gouvernement espagnol il y a dix ans, a rapporté 100.000 castellanos cette année. Contrairement à beaucoup, cette situation lui a été profitable. Oui, vraiment, il fait partie des plus fortunés du Nouveau monde. Alors pourquoi son existence paraît-elle si fade ? Il sera pourtant ordonné dans moins d’un an.
Un sermon qui fait frémir l’âme
Le début de la messe se déroule dans le recueillement et la gratitude. Bartolomé remercie le Seigneur pour ce qu’Il lui accorde. Il Lui demande aussi des lumières sur son avenir. Il sent en lui comme une soif de service. Dieu seul peut en être la réponse.
Après la lecture de l’évangile, le prêtre s’avance pour le sermon. C’est un dominicain nommé Antoine de Montesinos. Avec un visage sérieux, et des yeux quelque peu humides, il rappelle à l’assemblée que le Christ est venu pour tous. Tous les hommes sont égaux à ses yeux.
Bartolomé et le reste de l’assemblée acquiescent. C’est là le fondement de la chrétienté après tout. Puis le père Antonio demande pourquoi ils enchainent les enfants de Dieu.
- Je suis la voix de Celui qui crie dans le désert de cette île et c'est pour cela qu'il faut que vous m'écoutiez avec attention. Cette voix vous dit que vous êtes tous en état de péché mortel ; dans le péché vous vivez et vous mourrez à cause de la cruauté et la tyrannie dont vous accablez cette race innocente.
Un silence de mort règne dans l’église. Les mots du père Antonio frappent Bartolomé en plein cœur. Il repense à sa dernière visite à l’encomienda. Mais il ne peut se souvenir d’un seul visage des indiens qui travaillent pour lui.
Le combat pour la justice
Bartolomé ne dort pas cette nuit-là. Les mots du père Antonio résonnent encore dans son esprit. Le lendemain, il se rend à l’encomienda et pour la première fois, il regarde les visages des esclaves. Chaque trace de coup, chaque cicatrice le fait frissonner. Il s’imagine alors à leur place. À travailler comme un âne jusqu’à l’épuisement, enchainé par les hommes qui se sont appropriés sa demeure. Pourquoi ne voit-il que maintenant l’âme en peine de ces gens asservis ?
Après son ordination en 1512, il devient aumônier des conquistadors à Cuba. Là, il voit les colons convertir les indigènes par le fer et le feu. Malgré ses efforts, il ne parvient pas à empêcher les massacres. Rongé par un sentiment d’injustice, il rejoint le père Antonio pour aller défendre les indiens auprès de la royauté. Un combat qui durera un demi-siècle.
Le sermon du père Antonio a allumé en lui un feu de justice qui jamais ne s’éteindra.
Il connaît de nombreux échecs, car les dirigeants sont aveuglés par leur soif de conquête. Bartolomé critique inlassablement les pratiques barbares et les massacres gratuits des colons. Même si la royauté entend parfois raison, mettre en pratique une conquête purement pacifique et chrétienne est une tâche difficile. Mais le sermon du père Antonio a allumé en lui un feu de justice qui jamais ne s’éteindra.
Bartolomé de Las Casas ne voit pas la fin de son combat, car il rend l’âme en 1566. Mais son action reste gravée dans l’histoire de la colonisation en Amérique latine. Son procès de béatification est ouvert depuis 2002. Personnage controversé de son temps, il est aujourd’hui exemple de justice et de fraternité.