Lorsque la mort frappe, surtout lorsqu’elle survient dans la violence du désespoir, il est normal de pleurer, de crier, de chercher à comprendre. Ce qui ne l’est pas, c’est de se heurter à un mur de silence qui s’érige immédiatement comme s’il s’agissait de protéger une institution — dans le cas du père François de Foucauld, l’Église — en donnant du coup l’impression forte qu’elle a beaucoup à se reprocher. C’est ce réflexe devenu quasi névrotique qu’il serait sans doute bon de désigner et de nommer : personne n’a ni le devoir ni la mission de sauver l’Église. À moins de transformer l’Église en secte.
Seuls face à une attente surhumaine
Quelle que soit la hauteur de la mitre, nul ne peut, sain d’esprit, imaginer réparer les dégâts causés par le péché dont des membres du corps se sont rendus complices. Il n’est plus possible aujourd’hui, et en fait il ne l’a jamais été, de décréter que « tout peut rentrer dans l’ordre » sans évoquer le mécanisme qui a conduit à la catastrophe, la responsabilité de ceux qui y ont pris part et de demander pardon pour les conséquences que cela a entraîné. Or ce mécanisme est connu : il découle de la mission même qui est demandée à ceux qui reçoivent une charge pastorale. Parce qu’on y mêle à la grâce sacramentelle l’exercice de pouvoirs temporels, comme si cela allait de soi, comme si la prière pouvait à elle seule suffire à garantir la capacité. Quel que soit le degré de cette responsabilité, il est irresponsable de laisser de pauvres hommes seuls face à une attente surhumaine. Où on les conduit au découragement, ou à la toute-puissance. Ce que l’on reproche à l’État — refus des corps intermédiaires, considérer qu’il a, à lui seul, la solution à tout et que la fin justifie les moyens — ne voyons-nous pas que les mêmes maux sont à l’œuvre dans l’Église ?
Le nombre de personnes qui évoquent avoir souffert dans leurs paroisses, leurs communautés, leurs diocèses, d’évêques, de prêtres et de responsables est sans doute d’un ordre de grandeur terrifiant.
Jusqu’à une époque récente la pratique du silence et de l’arrangement était de mise pour les délits et crimes sexuels : on soupirait fort devant l’incapacité du clerc à se contenir et puis on trouvait une solution pour ne pas écorner trop l’autorité de l’Église, qui se devait d’apparaître toujours virginale et pure, comme si Jésus n’aimait que des créatures sans failles et sans défauts… Et puis nous nous sommes décidés à accepter d’écouter ceux que nous trouvions suspects par principe : psychologues, psychiatres, sociologues, ainsi que les victimes qu’ils essayaient de soutenir. L’insistance de ces victimes a d’abord agacé. Les mêmes qui soupiraient devant les pulsions incontrôlées de leurs confrères, s’exaspérèrent de ces cris que rien ne parvenaient à faire taire : ni les appels à la conversion, ni les menaces, ni les discours « raisonnables »… Et puis il y eut la Ciase. Sans pour autant éviter que quelques quarterons de défenseurs auto-proclamés de l’institution ne jugent bons de chercher à en discréditer le rapport et les conclusions.
La question lourde des abus de pouvoirs
Nous voici désormais avec la question lourde des abus de pouvoirs. Ils sont réels : le nombre de personnes qui évoquent avoir souffert dans leurs paroisses, leurs communautés, leurs diocèses, d’évêques, de prêtres et de responsables est sans doute d’un ordre de grandeur terrifiant. Cela ne veut pas dire que tel ou tel corps soit, en soit, pire qu’un autre mais que l’exercice de la responsabilité doit être repensé, revu et réformé. Qu’au Moyen Âge, ceux qui avaient la capacité de lire et d’écrire, qui détenaient ainsi les clés du savoir, puissent du même coup exercer dans la communauté humaine une responsabilité forte et sans beaucoup de contrepouvoir peut aisément se comprendre. Ce qui m’interroge, c’est de voir qu’il nous est encore assez naturel à nous, clercs, de penser que cela va aujourd’hui de soi. Que le fait d’avoir reçu l’onction sacerdotale, ou épiscopale, suffit à justifier de prendre toutes sortes de décisions sans que puisse s’exercer un véritable contrepouvoir autre que des conseils qui n’ont rien de coercitifs et où, la plupart du temps, la volonté du chef est appliquée sans sourciller.
Le moment de nous parler comme on le fait en famille, non en laissant la parole à ceux que l’on respecte le plus mais en laissant chacun s’exprimer, forts de la certitude que la parole du plus humble aura au moins l’autorité que l’on reconnaît d’emblée au puissant.
Comment éviter alors que celui qui commande ne devienne vite incapable d’entendre et de recevoir une parole autre que la sienne avec, chez certains, les risques d’une vraie dérive morale ? C’est ce qu’exprimait le père François de Foucauld dans sa tribune devenue connue de tous en démontrant le processus de mise sur la touche et d’élimination du jeu de celui dont la voix perturbe les règles tacitement admises. C’est ce qui explique aussi le départ silencieux de bien des baptisés qui n’acceptent pas d’être ainsi infantilisés dans leur vie de foi par des hommes auxquels ils reconnaissent d’autres compétences que celles dont ces derniers se réclament.
L’appel à la synodalité
Sans nier l’importance que chacun assume les responsabilités de ses actes ou de ses décisions, il est urgent de crier « halte au feu ». Car rien ne se réglera dans la recherche de boucs émissaires. L’appel à la synodalité est sans doute le moment de mettre à plat un certain nombre de systèmes pervers. Le moment de nous parler comme on le fait en famille, non en laissant la parole à ceux que l’on respecte le plus mais en laissant chacun s’exprimer, forts de la certitude que la parole du plus humble aura au moins l’autorité que l’on reconnaît d’emblée au puissant.
Bien malin qui pourra dire ce qu’il en sortira : l’Esprit seul peut nous guider. Cet Esprit dont il nous est dit que nous ne savons jamais complètement d’où il vient et où il va mais dont nous expérimentons au quotidien qu’il est la seule réponse aux violences de ce monde. À condition toutefois de nous laisser porter par lui sans déterminer d’avance le chemin qu’il doit emprunter.