Qui n’a jamais rencontré le sublime a pu du moins l’entendre à travers la musique d’Ennio Morricone. Ce compositeur d’exception a bercé les oreilles de plusieurs générations grâce à ses musiques de film, toutes plus somptueuses et habitées les unes que les autres. On pourrait l’élever, d’ailleurs, au rang du Mozart de la bande originale de film, tant il en a révolutionné l’exercice et l’approche. Il en détient plus de 500 œuvres à son répertoire après 70 ans de carrière, tant les cinéastes ont quêté la beauté qu’il était capable de créer. Giuseppe Tornatore a lui-même fait appel à lui pour nombre de ses films, dont Cinema Paradiso (1988) et La légende du pianiste sur l’océan (2000). Après avoir travaillé avec les plus fameux réalisateurs du siècle dernier, de Sergio Leone à Bernardo Bertolucci, le maestro est mort discrètement il y a deux ans, le 6 juillet, jour de la sortie du film cette année. Mais Giuseppe Tornatore a heureusement pu le filmer avant, recueillant, pour nous, ses orphelins de cœur, ses derniers mots sur sa vie et son œuvre, pour nous livrer un documentaire enivrant et splendide.
De la trompette au monde entier
L’histoire d’Ennio Morricone est un film en lui-même. À huit ans, son père, lui-même trompettiste de profession, le met à la trompette afin qu’il puisse subvenir, plus tard, aux besoins de sa propre famille. Issu d’un milieu simple, il gardera sa vie durant l’humilité du pauvre. Mais son envie d’apprendre le dévore, il trouve un maître, suit des cours plus sérieux, dont celui de la composition. Il découvre, ébahi, la Symphonie des psaumes de Stravinsky, œuvre qu’il admirera toute sa vie, comme l’étoile à laquelle il revient toujours. Après le conservatoire, la voie royale de compositeur classique ne lui tend pas les bras. Fraîchement marié, il doit pourtant gagner sa vie.
L’immensité nous arrive par le son ; l’image, déjà, n’en devient que son réceptacle et son pauvre support.
Il commence par créer les bandes son de chanteurs en vogue, sauve de nombreux titres de la médiocrité. Bientôt, son nom circule, on le recommande pour un film. Le début d’une longue traversée vibrante, foisonnante et sublime. Sa première musique pour Western sort enfin, à l’occasion du tournage de "Une poignée de dollars" (1964) de Sergio Leone, et change d’emblée le cours de l’histoire de la musique de film, comme celle du cinéma. Le virtuose de la musique de film est né. Ennio raconte ainsi, humble et calme, comment l’invention de ses musiques de film s’est conçue, sa manière propre d’aborder le son pour sublimer l'image. Il donne le secret de sa propre recette, à jamais mystérieuse pour les autres. Au départ à grand renforts d’objets insolites comme une machine à écrire, il rejoint pour finir davantage le sacré, notamment grâce au recours de voix sublimes de femmes.
Honneurs à un serviteur de la musique
L’immensité nous arrive par le son ; l’image, déjà, n’en devient que son réceptacle et son pauvre support, n’étaient les chefs-d’œuvre nombreux du cinéma, aux plans grandioses, auxquels il a participé. Les films s’enchaînent, les succès aussi. Et ce documentaire a le beau mérite de nous enchanter, et les yeux et l’oreille, en nous offrant de revoir les plus belles images des films dont Ennio a écrit la musique. Les cinéastes avec lesquels il a collaboré parlent eux-mêmes de leur bonheur d’avoir travaillé avec lui. De Dario Argento à Roland Joffé, en passant par Bernardo Bertolucci. Celui, sans doute, qui parle le mieux de l’âme de ce compositeur hors du commun. Mais le plus touchant étant d’écouter le créateur lui-même parler de ses morceaux, auxquels il est attaché comme autant d’enfants, tous uniques malgré leur multitude. Pour comprendre comment ces bandes-originales ont tant marqué nos mémoires et le siècle, le compositeur franco-roumain Vladimir Cosma résume assez justement ce qu’est "la bonne musique de film" : "C'est la bonne musique tout court, celle qui s’écoute sans images".
C’est ô combien vrai de celle du compositeur italien, dont les disques ont été vendus à des millions d’exemplaires à travers le monde. Mais les honneurs dans le milieu du cinéma ont tardé… En 2007, il reçoit un Oscar d’honneur « pour ses magnifiques et multiples contributions à l’art de la musique de film ». Il est d’ailleurs l’un des deux seuls compositeurs à avoir reçu un prix honorifique de la part de l’Académie. Et, en 2016 seulement, Morricone reçoit son premier Oscar pour la musique du film Les Huit Salopards, de Quentin Tarantino. Les reconnaissances sont donc tardives et, fidèle à lui-même comme fidèle en tout, le compositeur adressera à cette occasion ses seuls remerciements à sa femme, "qui l’a beaucoup aimé". "La vie sans musique est tout simplement une erreur, une fatigue, un exil", jurait Nietzsche dans Le cas Wagner. Et sans l’amour, qu’aurait donc pu être la sienne?
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