Quand enfant j'agaçais mon entourage en m'exprimant sur tout et n'importe quoi, ma grand-mère me traitait de "mêle-tout". Pour me rendre intéressant et m'attirer les regards, j'avais l'art de me mêler aux conversations des grands. Je ne pipais pas grand-chose de leurs causeries, mais je jubilais de pouvoir m'y immiscer sans voir l'exaspération que je suscitais. Alors haut comme trois pommes, je n'agissais pas par orgueil : un enfant ne sait pas encore se hisser sur ses ergots. Mais j'étais curieux, déjà amoureux de la conversation et plus sûrement désireux d'être écouté, regardé, aimé... Cela dit, ma grand-mère avait raison de me rabrouer : elle m'a aidé à me corriger de ce travers consistant à parader et à parler pour le seul motif de paraître et de complaire.
Un avis sur tout
Je pense souvent à mon aïeule dans la société du commentaire permanent où nous vivons. Elle aurait été agacée, comme je le suis, par la rengaine qui tourne en boucle sur les chaînes d'information en continu : "Je ne suis pas spécialiste de ceci, mais je pense..." C'est l'excuse récurrente arguée par des commentateurs de l'actualité immédiate pour donner leur avis sur tout. Sur les réseaux sociaux, cet art de parler de ce que l'on ignore fait aussi fureur. Pendant la pandémie on a vu exploser le nombre des messages débutant par : "Je ne suis pas médecin, mais j'estime..." Leur impact n'a pas été sans semer beaucoup de confusion dans une opinion publique déjà fort désemparée. L'auto-légitimation de soi et de son avis personnel est un phénomène ultra contemporain. Celui-ci est amplifié comme jamais par la multiplicité des médias qui forment un vaste "café du commerce" où démêler le vrai du faux devient de plus en plus une gageure citoyenne !
L'ignorance peut être une source abondante d'abus de confiance en soi et d'imposture présomptueuse.
Mais ne sommes-nous tous pas des "mêle-tout" comme disait ma grand-mère ? Un mot savant désigne cette prétention à parler de tout sans savoir : c'est l'ultracrépidarianisme. Aussi imprononçable que la formule magique de Mary Poppins, ce mot est dérivé d'une locution latine signifiant : "Cordonnier, pas plus haut que la sandale". Elle se réfère à une anecdote relatée par le philosophe romain Pline l'Ancien dans sa fameuse Histoire naturelle : un peintre renommé avait rectifié sa toile après s'être fait reprocher par son cordonnier sa représentation d'une sandale. Requinqué par son audace, le cordonnier s'attaqua le lendemain à la façon du peintre de représenter la jambe d'un personnage. Outré, l'artiste lui rétorqua sur un ton aigre qu’un cordonnier ne devrait pas donner son avis plus haut que la sandale (Sutor, ne supra crepidam). Cette réplique est devenue proverbiale.
La sagesse du discernement
La morale de Pline est limpide : l'ignorance peut être une source abondante d'abus de confiance en soi et d'imposture présomptueuse. Comment se prémunir contre ce fléau qui flatte tout à chacun, surtout dans une société concurrentielle où avoir le dernier mot est perçu comme un signe de force, de leadership ? Je recommanderais pour ma part de lire et relire la Bible ; spécialement les versets se rapportant au discernement, dans les livres de Qohèleth (Qo 3 1-8), de Ben Sira (Si 20 1-6) et des Proverbes (Pr 26 4-5). Le discernement y apparaît comme un antidote spirituel à la maladie de notre temps, la confusion. Ces versets concourent à ne pas lui succomber ; à résister à l'œuvre de dispersion qu'elle opère en nous : oui, il y a un temps pour parler et un autre pour se taire ; et face à l'insensé qui parle à tort et à travers, il faut rester muet par crainte de lui ressembler ou bien lui répondre pour amadouer ses excès avec les armes de l'esprit.
Un peu de sagesse biblique ne peut pas faire de mal, loin s'en faut, dans cette cacophonie des égos !