Renaud Girard est grand reporter au Figaro et chroniqueur international. Il est auteur de plusieurs ouvrages dont Quelle diplomatie pour la France ? Prendre les réalités telles qu’elles sont (Cerf, 2017) et Retour à Peshawar (Grasset). Selon lui, Vladimir Poutine vit dans une géopolitique bismarckienne d’un autre âge. Les États européens n’acceptent plus la géopolitique de la force, mais ils commettent aussi des erreurs qui ne faciliteront pas le retour de la paix.
Aleteia : Vladimir Poutine justifie sa guerre en Ukraine par la dénazification et la démilitarisation. Qu’en est-il en vérité ?
Renaud Girard : Il est possible que Vladimir Poutine ait été enfumé par ses propres services. Certes, il y a dans certaines factions de l’armée ukrainienne, notamment le bataillon Azov, des nostalgiques du nazisme et de Bandera, un nationaliste ukrainien recruté par la Gestapo en 1933 et mis en prison ensuite, en 1941, par les nazis. Néanmoins, la population ukrainienne a élu comme président en 2019 un comédien juif dont le grand-père est mort pendant la Shoah. Bien que le phénomène existe à l’état résiduel, la nazification de l’Ukraine dans son ensemble ne tient pas vraiment. C’est comme si vous disiez que, parce qu’il y a du racisme aux États-Unis, les États-Unis sont racistes, alors que leur peuple a élu un Noir président ! D’autre part, l’Ukraine était, avant 2014, un pays très peu militarisé. Elle avait renoncé d’elle-même à ses armes nucléaires en 1994. Elle avait alors obtenu une garantie d’intégrité territoriale signée par le président de Russie, le Premier ministre anglais et le président des États-Unis. Il y a eu une militarisation de l’Ukraine à partir de 2014-2015 car, après avoir été agressés par les Russes, les Ukrainiens ont craint que cela se reproduise. Les officiers américains et britanniques ont formé l’armée ukrainienne et ses unités très légères se sont montrées efficaces autour de Kiev. Le renseignement américain a aussi appuyé l’Ukraine. Il a joué un très grand rôle au début de la guerre : une opération aéroportée russe était prévue pour prendre le pouvoir en trois jours en tuant Volodymyr Zelensky pour mettre un fantoche au pouvoir à sa place.
Comment l’Ukraine s’est-elle positionnée par rapport à l’Occident et à la Russie depuis son indépendance en 1991 ?
Depuis les premières années de l’indépendance, le balancier a oscillé entre le candidat pro-occidental et le candidat pro-russe. Le pro-occidental Iouchtchenko finit par gagner la présidence après la révolution orange en 2004-2005, puis les élections présidentielles de 2010, observées par les Européens, élisent président le pro-russe Ianoukovytch. Ce dernier obtient encore un score honorable aux législatives de 2012, obtenant la première place, avec 30% des voix. À ce moment-là, l’Ukraine négocie un traité d’association avec l’Europe et, fin 2013, sous la pression de Vladimir Poutine qui lui propose sans doute quelque chose de plus intéressant, il change d’avis. La population de Kiev est outrée et manifeste pendant des mois. Elle est bien plus attirée par le modèle occidental que par le modèle autocratique russe sans élections libres, où le principal opposant va en prison, et où il y a encore des assassinats politiques.
Comment la violence s’est-elle répandue ensuite et quelles ont été les réactions des autres puissances ?
La violence croît en février 2014. Le 20 février, les ministres des Affaires étrangères de France, d’Allemagne et de Pologne se rendent en Ukraine et négocient un accord. Le président pro-russe et les trois leaders de l’opposition signent cet accord, prévoyant une constitution parlementaire, des élections parlementaires anticipées, une non-représentation du pro-russe Ianoukovytch à la présidentielle, et la formation d’un gouvernement d’union nationale. Malheureusement, les Européens, à commencer par Laurent Fabius, n’ont pas "baby-sitté" cet enfant du miracle ! Après que le président pro-russe et les trois leaders de l’opposition se sont serrés la main le 21 février après-midi après avoir signé l’accord, les Européens, garants de l’accord, sont repartis chez eux. Le maire actuel de Kiev, Klischko, est allé à Maïdan dans la nuit pour lire ce qu’il avait signé. Un fou furieux lui arrache l’accord des mains et le déchire devant la foule, qui l’applaudit. Les Ukrainiens, ensuite, n’ont pas assumé l’accord. Ianoukovytch prend peur et se réfugie dans la nuit à Kharkov. Le lendemain matin, le Parlement le destitue pour abandon de poste.
Aujourd’hui on ne change pas les frontières par la force. La guerre n’est plus la continuation de la politique par d’autres moyens.
Laurent Fabius a raté de peu un prix Nobel de la paix en faisant l’erreur grossière de ne pas rester sur place pour s’assurer de la protection de l’accord par toutes les parties. Il aurait dû rassurer Vladimir Poutine sur le fait que l’Ukraine ne serait jamais dans l’OTAN, lui rappeler que la France y avait mis son véto en 2008 au sommet de Bucarest et dire à Poutine que le russe resterait la deuxième langue officielle de l’Ukraine. Quand les Russes disent que c’est un coup d’État d’avoir destitué le président Ianoukovytch, ils ont là un bon argument de droit. La Constitution de l’Ukraine n’empêche pas le président de voyager où et quand il veut.
Quel est l’engrenage qui s’enclenche alors ?
Vladimir Poutine fait une bonne opération de politique intérieure et de géostratégie en récupérant la Crimée. La population y est acquise aux Russes et il la récupère sans effusion de sang avec un référendum non frauduleux. Malheureusement, il commet une erreur, sans doute influencé par son entourage, en pensant que ce serait aussi facile au Donbass. La population y est certes russophone, mais il y a un attachement au drapeau ukrainien. Quand j'interviewe Vladimir Poutine en 2017, il me dit que le Donbass est un problème qui ne le regarde pas, mais seulement les Ukrainiens. Visiblement, cela le regardait plus qu’il ne l’admettait ! Au début de l’été 2014, les Ukrainiens envoient l’armée pour récupérer les bâtiments officiels occupés par les sécessionnistes pro-russes. L’armée russe, avec ses volontaires, vient clandestinement aider les sécessionnistes et bat l’armée ukrainienne à deux reprises, en août 2014 et en janvier 2015. Finalement, Poutine s’en tire relativement bien. Il parvient à rencontrer Joe Biden en tête à tête en juin 2021 à Genève, et à obtenir des États-Unis l’acceptation du gazoduc Nord Stream 2 allant directement du territoire russe au territoire allemand par la mer Baltique.
Malgré tout, Vladimir Poutine déclenche la guerre. Vous avez parlé dans Le Figaro d’un « suicide géopolitique » de la part de la Russie. Comment expliquez-vous la décision du président russe ?
Vladimir Poutine fait preuve d’anachronisme. Dans ma chronique au Figaro, j’explique qu’il a le modèle de Pierre le Grand en tête et qu’il vit dans une géopolitique bismarckienne classique, quand les peuples européens n’avaient pas leur mot à dire. Ce n’est plus la géopolitique acceptée et en usage en Europe. Aujourd’hui on ne change pas les frontières par la force. La guerre n’est plus la continuation de la politique par d’autres moyens. Personne n’a accepté l’annexion de territoires appartenant à la Croatie par la Serbie en 1991. D’ailleurs, ces territoires ont été rendus et aujourd’hui, la Croatie et la Serbie entretiennent des relations très cordiales. Le président Zelensky lui-même doit tenir compte de son Parlement et de son opinion publique. Il était prêt à respecter les accords de Minsk 2 qui donnaient une certaine autonomie culturelle aux deux républiques sécessionnistes du Donbass, mais la population ukrainienne était contre car elle y voyait un ver dans le fruit. La force des nations est plus donnée par le soft power et l’économie que par les territoires qu’on contrôle. Regardez Israël : l’État hébreu est plus puissant aujourd’hui qu’il ne l’était lorsqu’il contrôlait l’intégralité du Sinaï. En détruisant des villes entières comme Marioupol, Vladimir Poutine a fait de ces russophones-là des ennemis. L’Ukraine et la Russie sont peut-être la même nation dans la profondeur historique, comme le pense le président russe, mais il omet l’histoire récente, à commencer par le divorce à l’amiable des Ukrainiens et des Russes en 1991 et l’indépendance de l’Ukraine reconnue par Moscou.
En 2014, Vladimir Poutine était plutôt un centriste. D’autres étaient bien plus nationalistes que lui. Beaucoup de Russes lui reprocheraient aujourd’hui de ne pas être intervenu dès 2014 en Ukraine.
Cela signifie-t-il qu’un autre que Vladimir Poutine aurait agi différemment ?
En 2014, Vladimir Poutine était plutôt un centriste. D’autres étaient bien plus nationalistes que lui. Beaucoup de Russes lui reprocheraient aujourd’hui de ne pas être intervenu dès 2014 en Ukraine. Il avait alors un prétexte en or : une cinquantaine de militants pro-russes avaient été brûlés vifs dans la maison des syndicats d’Odessa. Il n’est pas sûr donc qu’un autre que lui ait fait différemment, mais la responsabilité lui revient.
Quelles ont été les principales erreurs des Occidentaux des dernières années ?
La première est de ne pas avoir su entendre Vladimir Poutine lors de son discours de février 2007 à Munich et lors du sommet de Bucarest d’avril 2008. Les Occidentaux ont également eu recours à des demi-mesures qui, en politique étrangère, sont toujours mauvaises. Quand, en avril 2008, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel mettent leur veto à l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN, ils ont dit que cela se ferait plus tard au lieu de dire que cela ne se ferait pas du tout. La troisième erreur, spécifiquement américaine, a été d’humilier la Russie, en disant qu’elle n’était plus qu’une puissance régionale. Il aurait été opportun de faire des débats publics avec Vladimir Poutine dès 2007 en le confrontant à ces questions : voulez-vous envahir l’Ukraine ? Voulez-vous vous approprier les pays Baltes ? Il aurait été obligé de répondre non. Au lieu de quoi nous avons entretenu la paranoïa de la Russie, envahie quatre fois dans son histoire par l’Ouest, en ayant des mots excessifs ou vexants à l’image de ceux de Barack Obama qualifiant la Russie de "puissance régionale". Le 21 février 2014, les ministres des Affaires étrangères de l’Allemagne, de la France et de la Pologne avaient parrainé à Kiev un accord politique intra-ukrainien entre le président prorusse Ianoukovitch et les trois leaders de l’opposition. Nous n’avons pas su accompagner cet enfant du miracle. Enfin, la politique des sanctions choisie par les Occidentaux a toujours échoué. Souvenons-nous du Cuba de Fidel Castro, de l’Irak de Saddam Hussein, ou de l’Iran de Khamenei.
Quelles sont les moyens qui permettraient de trouver des issues à cette guerre ?
Nous devons nous inspirer des précédents qui ont fonctionné. En 2013, au moment de faire l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Europe, il aurait fallu proposer le même traité dans les mêmes termes à la Russie. Harry Truman avait fait cela avec son plan Marshall offert à l’Europe de l’Est comme à l’Europe de l’Ouest, ce que Staline avait refusé. Il nous faut aussi réapprendre ce principe de base de la stratégie qu’est le fait de sceller ses intentions, alors que Joe Biden a déclaré qu’il ne ferait jamais la guerre pour sauver l’Ukraine au lieu de s’en tenir à rappeler la Russie au droit international. S’il a cédé à la pression médiatique en agissant ainsi, le président américain a alors fait fi de cette autre règle de la géopolitique qui consiste à ne jamais mener une politique étrangère pour des considérations de politique intérieure. Ce fut la grande erreur de Nicolas Sarkozy quand il a décidé de la guerre à la Libye pour plaire à une certaine gauche. Enfin, il est contre-productif d’insulter Vladimir Poutine en le qualifiant de boucher ou d’exiger qu’il quitte le pouvoir. Souvenons-nous que les deux tiers de la population du globe ne condamnent pas la Russie. Un jour il faudra bien trouver une paix avec la Russie. Il est important de condamner les crimes de guerre, qu’ils soient commis par les Russes ou les Ukrainiens, mais sans perdre de vue la réalité, la façon de penser des autres puissances et le temps long de la géopolitique.
Propos recueillis par Laurent Ottavi