En septembre 2008, lors de sa réception à l’Institut de France où il avait été élu en 1992 comme membre associé étranger, Benoît XVI avait prononcé un discours qui garde toute son actualité dans le contexte actuel. Succédant au siège d’Andreï Sakharov, physicien, prix Nobel de la paix, il se devait d’en faire l’éloge et profita de la circonstance pour partager une réflexion sur la responsabilité morale de chaque être humain. Il soulignait qu’il ne pouvait y avoir d’un côté les chercheurs, les savants, juste bon à mettre leur intelligence au service de nouvelles découvertes et de l’autre les politiques ou les militaires auxquels revenait seuls de juger de l’opportunité de se servir de ces découvertes. Chacun a une responsabilité morale pour le bien de tous. Le contexte de l’époque de Sakharov, s’il a disparu avec la chute des régimes communistes, demeure cependant dans nos sociétés occidentales dans lesquelles la liberté n’est devenue qu’une satisfaction de besoins. "Il n’est pas possible de ne revendiquer la liberté que pour soi ; elle est insécable et doit toujours être considérée comme une mission en faveur de l’humanité entière", écrit alors Benoît XVI.
Un relativisme totalitaire
Il s’agit donc ici d’une liberté d’engagement et non une liberté d’assouvissement de désirs individuels qui ne nous laisserait stagner qu’au niveau de notre animalité. Mais comment dans une société démocratique où la majorité indique le chemin à suivre, cette recherche du bien et du droit va-t-elle être menée ? Le sens commun suffirait-il ? Ou bien une morale naturelle a minima suffirait-elle ? L’histoire des régimes politiques du XXe siècle a montré que des décisions majoritaires peuvent cependant conduire aux plus grands maux et au mépris total de la morale la plus évidente. Benoît XVI poursuit en écrivant qu’il est donc nécessaire "d’entretenir des conceptions morales essentielles pour que la liberté puisse demeurer face à tous les nihilismes et leurs conséquences totalitaires".
Cependant nos sociétés libérales contemporaines n’ont plus de références absolues et le bien-être est la seule réalité à laquelle il nous faille prétendre, chacun ayant bien sûr une notion différente du bien-être. Pire encore, ce relativisme devient lui-même totalitaire puisqu’il se présente comme une avancée du bien et du droit et qu’il relèverait presque d’un désordre de ne pas l’accepter comme tel. Le corpus de ce bien évolue régulièrement, au gré des révisions des lois de bioéthique tous les cinq ans, essayant de modeler la pensée commune pour acquérir l’adhésion du plus grand nombre afin que le corps social ne se délite pas, que les élections ne soient pas perdues aux prochaines échéances ou pire encore que ce délitement général ne donne une opportunité au totalitarisme de prendre la place de ce vide.
Une chose est de s’accommoder du mal existant, une autre est de le justifier pour qu’il ne soit plus le mal.
C’est une course en avant pour que le droit édicté rejoigne les forces de quelques communautés. Il ne s’agit donc plus "d’entretenir des conceptions morales essentielles" mais de faire correspondre le droit et le bien aux revendications de quelques-uns, cédant à chaque fois à ce désir de bien-être individuel tout en maintenant un semblant de collectif. Comme l’écrit Blaise Pascal dans les Provinciales, une chose est de s’accommoder du mal existant, une autre est de le justifier pour qu’il ne soit plus le mal.
Néantisation de l’humain
Au début des démocraties, la majorité revendiquait des droits pour un bien commun fondé sur la morale : c’était une liberté d’engagement. À la fin de nos démocraties, les politiques imposent à tous le bien de quelques-uns sans tenir compte d’aucune norme morale. Le communisme ou le nazisme défendaient des causes, fussent-elles erronées et délétères, causes devant lesquelles le droit et le bien étaient méprisés. Le libéralisme économique et moral dans lequel nous pataugeons depuis cinquante ans et qui se cache de moins en moins à chaque élection conduit à la même néantisation de l’humain au nom d’une liberté du bien-être et d’un consumérisme animal dans laquelle la morale n’a non plus aucune place. On pourrait répondre que les droits de quelques-uns n’enlèvent aucun droit aux autres mais ils s’exercent au mépris de la dignité de l’être humain en général et des êtres humains en particulier. L’indécence de ces couples venant chercher en Ukraine leurs bébés nés par GPA avant de repartir se mettre au chaud en France et laissant les mères porteuses au milieu de la guerre en est l’exemple. L’euthanasie légalisée dont la nouvelle ministre de la Santé est une fervente adepte ne fera pas mieux comme on en voit le développement en Belgique. Le sort réservé aux migrants, aux enfants à naître, aux personnes handicapées, aux prisonniers, aux gens de la rue peut nous éclairer sur notre façon de traiter l’humain aujourd’hui. Si vous n’avez pas de visibilité médiatique, et donc politique, vous n’êtes rien.
Pour la liberté collective
Le vide moral de nos sociétés ne fera que produire un rejet de ce nihilisme général par la recherche d’une cause suprême qui pourrait devenir violente à travers des combats politiques et religieux que l’on voit poindre ici et là, lesquels feraient vaciller les fondements de nos sociétés ou bien, ce qui est déjà le cas, ne fera qu’augmenter le désespoir du jouisseur las de tous ses vices, nos sociétés devenant de plus en plus tristes. Benoît XVI conclut son intervention en rappelant que l’Église est une société de conviction, qui n’impose rien mais parle à liberté de chacun "afin que les forces morales de l’histoire demeurent des forces du présent et qu’ainsi cette évidence des valeurs renaisse, sans laquelle la liberté collective n’est pas possible". Notre foi est aussi une grâce pour la liberté collective et le bien de tous.