"Nous sommes dans le noir total". Le père carme Joseph Chlela, supérieur de l’école Saint Élie de Tripoli, sort tout juste d’une réunion avec le corps enseignant de son établissement. "98% des professeurs et employés sont déçus. J’ai entendu leurs douleurs, leurs cris, leurs souffrances. Beaucoup me demandent comment il est possible de continuer notre mission ici… Et je n’ai pas su leur répondre". Au cœur de Tripoli, la ville la plus pauvre du bassin méditerranéen, l’établissement chrétien qui scolarise 912 élèves - dont 95% sont musulmans - a déjà raclé les fonds de tiroir.
La crise économique dans laquelle continue de s’enfoncer le pays du Cèdre met à terre toutes les structures éducatives. Les enseignants menacent de démissionner. Et pour cause : ils touchaient avant la crise l’équivalent de 2.000 dollars en livres libanaises. Mais la monnaie s’est effondrée et ne vaut presque plus rien. "Aujourd'hui, cela correspond à 120 dollars par mois, de quoi payer la facture du générateur et un sac de bonbons", glisse le Carme, amer.
Dans une école semi-gratuite où la scolarité annuelle d’un enfant coûte entre 35 et 40 dollars aux parents – beaucoup ne la payent plus -, 55% du budget est bouclé péniblement grâce à des aides venues de l'étranger, notamment de France via le Fonds pour les écoles chrétiennes francophones d’Orient créé par L’Œuvre d’Orient et le ministère des Affaires étrangères français. "Les parents n’arrivent plus à payer… L’État libanais est absent. Il nous faudra un miracle pour finaliser le prochain budget", insiste le prêtre.
Des écoles sans électricité
À quelques encablures de l’école des Carmes, le père Marcel Nasta, directeur des 12 écoles maronites de la région de Tripoli, partage la même inquiétude. "Pour nos écoles semi-gratuites, l’État libanais devrait nous donner 35 dollars par élève et par an. Mais nous n’avons pas touché un dollar depuis l’année 2016-17 !", déplore-t-il.
Avec l’explosion du coût de la vie, certaines des écoles maronites ont fait le choix de ne plus utiliser l’électricité, le montant des factures de mazout qui nourrissent les générateurs étant devenu insensé. À l’école de Tebbeneh, dans les hauteurs de Tripoli, les élèves ont passé l’hiver sans électricité. "Et il fait très froid ici !", souffle le père George, son responsable.
Cette gestion a créé des carences éducatives immenses qu’on n’arrivera jamais à combler.
Pour réduire les coûts au maximum, le nombre de journées de cours par semaine a été réduit. "Nous sommes d'abord passés de 5 jours à 3 jours afin de réduire les dépenses. Nous venons de repasser à 4 jours mais le nombre d’heures de classe a été diminué", détaille Rita Salameh, directrice de l’école Saint Élie. Ces réductions ont des répercussions sur le niveau des élèves, déjà bien pénalisés par deux années de Covid-19 qui ont bouleversé leur formation intellectuelle et humaine.
Ainsi, dans l’établissement tenu par les Carmes, une partie des cours a dû se faire en ligne. "Imaginez la difficulté d’enseigner en ligne avec une connexion internet aussi peu fiable. Et puis dans les familles de 4 ou 5 enfants, il n’y avait pas de supports suffisants !", se rappelle la directrice qui constate que le niveau des élèves a considérablement baissé. "Les professeurs se sont donné beaucoup de mal pour garder le contact avec les élèves par WhatsApp au début de la pandémie", raconte de son côté le père Marcel qui regrette de ne pas pouvoir accompagner financièrement ses enseignants à la hauteur de leur mérite et dit craindre des défections.
Si les établissements chrétiens ont tenté de limiter la casse au début de la pandémie en poursuivant malgré tout l'enseignement, les écoles publiques libanaises ont fermé leurs portes sans proposer de solution. "Cette gestion a créé des carences éducatives immenses qu’on n’arrivera jamais à combler", s’inquiète le prêtre maronite.
L'identité du Liban en question
Désemparés devant l’ampleur des problèmes qui s’accumulent, les responsables d’écoles veulent encore croire en leur vocation d’éducateurs au cœur de Tripoli, ville réputée pour sa violence. "Au Liban, les chrétiens ont un réseau de 330 écoles qui accueillent 200.000 élèves de toutes les religions. Elles sont une source de mixité et d’émancipation dont le pays a tant besoin", insiste Vincent Gelot, responsable projets de l’Œuvre d’Orient au Liban et en Syrie. Il regarde avec une immense inquiétude l'évolution de ce maillage éducatif chrétien, un pilier autrefois érigé en modèle et qui aujourd'hui menace de disparaître.
"Si le réseau des écoles chrétiennes s'effondrait, il y aurait des conséquences très graves sur l'identité du Liban", abonde Youssef Nasr, le secrétaire général de l'enseignement catholique du Liban. Sa plus grande crainte porte sur l'état du corps enseignant, démoralisé à l'idée de travailler pour un salaire de misère. "Les professeurs accepteront-ils de recommencer une année supplémentaire à la rentrée de septembre ?", s'interroge-t-il, désemparé. Le père Joseph Chlela persiste et signe : "Il nous faut continuer. Si nous fermons une école, il y a cinq prisons qui s’ouvriront demain à la place".