La science œcuménique existe-t-elle ? C’est la question que je me pose dans le livre Qu’est-ce que l’œcuménisme ? après m’être engagé pendant plus de 25 ans dans le mouvement œcuménique. À l’origine de ma réflexion se trouvait un étonnement face au décalage qui existe entre, d’un côté, le désintérêt que suscite globalement aujourd’hui la question des voies possibles de réconciliation entre les chrétiens mais aussi entre les différentes traditions religieuses du monde et, d’un autre côté, le fait que le mouvement œcuménique soit le seul dans le monde à réfléchir et à agir de façon délibérée et ouverte sur cette question déterminante de l’unité.
Réconciliation… et désintérêt
Depuis un demi-siècle les Églises retrouvent des gestes d’amitié profonde, comme entre les derniers papes et les principales autorités spirituelles orthodoxes, protestantes et anglicanes dans les années 1960-90, au point de rendre possible dans les années 2000 des documents de réconciliation, sur des questions théologiques qui les avaient divisées dans le passé. Les grandes traditions religieuses se retrouvent de plus en plus sur la foi en Dieu qui les unit, au point de leur permettre d’adopter entre elles des déclarations de fraternité, comme en 2019 entre le pape François et l’imam Al-Tayyeb d’Al Azhar. Pourtant l’opinion publique occidentale accorde de moins en moins d’intérêt à ces évolutions pourtant déterminantes. En France, rares sont les lieux où est enseignée l’histoire du mouvement œcuménique et où on peut participer à cette œuvre commune sur un plan local comme à une échelle globale.
La principale raison de ce désintérêt vient de ce que le mouvement œcuménique n’a pas été objectivé en une science (...
La principale raison de ce désintérêt vient de ce que le mouvement œcuménique n’a pas été objectivé en une science capable d’en saisir toute la richesse et toutes les perspectives. En l’absence d’une telle science, la grande question de l’universalité, au cœur pourtant de toute l’histoire de la métaphysique, est réduite à son objectivation sociologique ou à son examen ecclésiologique. Le mouvement œcuménique est dès lors perçu comme une réalité extérieure à la vie de chacun. Même les croyants les plus engagés considèrent que la question œcuménique doit être gérée strictement par les institutions religieuses.
L’unité dans la différence
Ajoutons à cela que les derniers philosophes modernes encore conscients des aspects rationnels de la foi et de la dimension spirituelle de la rationalité, se sont eux-mêmes lassés, semble-t-il, de dialoguer avec les penseurs prêts à défendre la vie de l’Esprit. Il faut dire que rares furent les métaphysiciens contemporains prêts à écouter avec attention les discrètes interrogations posées par les penseurs contemporains les plus critiques à l’égard de la philosophie religieuse tels que Jean-Luc Marion et Paul Ricœur, Jurgen Habermas et Giorgio Agamben.
Tout change pourtant lorsque la question de l’unité dans la différence est saisie dans toute sa profondeur existentielle et métaphysique. À ce niveau-là, c’est l’être au monde de chacun qui se trouve questionné, qu’il s’agisse des relations familiales, des engagements professionnels ou des positionnements à l’égard des grandes questions existentielles. Ce qu’on a appelé « l’hiver œcuménique » est en réalité la marque d’une insatisfaction profonde des peuples de la planète vis-à-vis de l’insensibilité croissante des Églises et des différentes traditions religieuses à l’égard de la réalité déchirée, vécue par les êtres humains. Les institutions religieuses apparaissent comme empêtrées par leurs propres défaillances et par leurs lourdeurs institutionnelles au point d’être devenues incapables de dire le vrai de façon prophétique et crédible.
L’événement de la rencontre
À l’inverse, au niveau de la métaphysique œcuménique, il n’est plus question de double discours ou de présentisme. C’est toute l’histoire de la conscience humaine qui prend sens au contraire à la lumière d’une conception renouvelée de l’universalité. Car celle-ci n’est ni envisagée dans sa réduction conceptualiste ni abandonnée aux musées de l’onto-théologie. Elle est conçue dans sa profondeur personnaliste, dans son enracinement sapientiel ainsi que dans sa dynamique ternaire et eschatologique. Toute l’épistémologie, enfouie par Michel Foucault dans l’archéologie du savoir, retrouve, grâce à la méthode trans-disciplinaire, l’audace de dire ensemble le vrai et le bien, le beau et le juste. La vérité n’est plus saisie seulement comme aleteia, comme auto-dévoilement de l’Être. Elle est perçue également comme emeth, comme événement de la rencontre avec Celui qui est.
Pour construire la paix de façon œcuménique aujourd’hui, il convient de dire le vrai, de s’engager pour que justice soit faite, et de se faire le témoin rayonnant de l’amour du Christ.
Dès lors, la méthode œcuménique de construction de la paix ne peut plus être seulement celle de la simple balance qui tente d’établir la justice en accordant de l’extérieur à chacun sa part. Elle devient un engagement prophétique en faveur de la vérité, un jugement aiguisé capable de condamner les agresseurs et de consoler les victimes. Il est faux d’affirmer que chacun est aujourd’hui responsable de la violence qui se déchaîne en Ukraine. Les Ukrainiens sont en effet victimes depuis que, en 2014, l’État russe a décidé d’envahir leur territoire en leur refusant jusqu’au droit d’exister en tant que nation libre et indépendante. Ceux qui ont béni et encouragé une telle violence doivent être sanctionnés et condamnés. Pour construire la paix de façon œcuménique aujourd’hui, il convient de dire le vrai, de s’engager pour que justice soit faite, et de se faire le témoin rayonnant de l’amour du Christ. Afin que le Royaume de Dieu s’accomplisse sur la terre, à Sarov comme à Marioupol.
Pratique