À Céleste Albaret qui lui demandait pourquoi il ne voulait pas aller pas à Illiers où son frère l’invitait, et où il avait été tellement heureux, Marcel Proust fit cette réponse fameuse : "Parce que, Céleste, les paradis perdus, il n’y a qu’en soi qu’on les retrouve." Le maître du souvenir ne revenait jamais visiter les lieux qu’il aimait. Il ne remit jamais les pieds dans la maison de tante Léonie, lieu de son enfance comblée, ni à Cabourg, villégiature de ses rêves adolescents, ni dans le monde des salons où il avait brillé avant que la Grande Guerre ne tue à jamais la rêveuse bourgeoisie d’autrefois qui avait suscité chez lui une irrésistible addiction. Attelé à son œuvre, Marcel voyageait dans des souvenirs intacts qu’aucun pèlerinage ne corrompait jamais.
Le rite de la mémoire
Il ne retrouvait les souvenirs qu’en lui-même. Il se méfiait du côté destructeur du retour physique aux sources qui nous a obligé à superposer l’image du présent blessé à la pureté du souvenir idéal. Il ne cessait de convoquer sa mémoire, mais pour une aventure spirituelle. Il nous a ainsi initiés à une poésie merveilleuse, à ces "maisons fugitives" qui ont tant faits pour nous aider à tenir bon. Et paradoxalement, cet homme qui ne revenait jamais sur ses pas nous prenait par la main pour nous conduire en avant vers notre propre passé, qui était comme un avenir. Il savait que la madeleine est un pistolet à un seul coup. Retrouver une sensation, c’est déjà perdre la possibilité d’une autre réminiscence. Le passé nous rend visite par surprise ; il ne se reconstitue pas par un programme : voici en deux mots la leçon des mille pages de la Recherche du Temps perdu.
Tout cela nous persuade sans cesser de nous interroger. Le Christ — que Marcel a croisé à la dérobée — nous invite à accomplir le rite de la mémoire incarnée : faites ceci en mémoire de moi. Chacune de nos communions nous ouvre une fenêtre sur un Paradis à la fois perdu et promis, et cependant aucune communion ne ressemble à une autre. Il faudrait imaginer une Recherche qui irait vers la transcendance. Comment la concevoir ?
« Ces lois inconnues »
Comme l’écrivain Bergotte, Marcel est mort. "Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes, les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux, n’apportent la preuve que l’âme subsiste. Ce qu’on peut dire, c’est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure ; il n’y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyons obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l’artiste cultivé à ce qu’il se croit obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé de vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à la terre, avant peut-être d’y retourner revivre sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir qui les avait tracées — ces lois dont tout travail profond de l’intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement — et encore ! — pour les sots."
Le prophète Jérémie avait par avance explicité l’intuition du génie Marcel Proust : "J’inscrirai ma loi dans vos cœurs" (Jr 31, 33).