La répartition des suffrages des Français aux deux tours de l’élection présidentielle s’explique — partiellement — par leurs peurs. "C’est vous qui jouez avec la peur. Vous êtes la grande prêtresse de la peur", avait déjà lancé à Marine Le Pen, en 2017, celui qui allait devenir président pour la première fois. Selon les circonstances et les caractères, la peur tantôt tétanise, tantôt "donne des ailes". Elle est tantôt "mauvaise conseillère" tantôt "commencement de la sagesse". Maximes réversibles ! Il reste que la peur explique maints comportements, y compris en matière de vote. Il ne s’agit pas ici de gloser sur la peur de "l’extrême droite" ni sur celle de "l’immigration" ou de "l’islamisme", toutes trois ardemment agitées de part et d’autre, avec plus ou moins de candeur, pendant la première campagne puis entre les deux tours. Mais de tenter de catégoriser certains votes, selon certaines peurs et les générations qui les éprouvent.
La peur de l’immobilisme
Nombre de jeunes ont voté Jean-Luc Mélenchon par "éco-anxiété". L’urgence écologique et climatique étreint surtout les générations nouvelles. Héritières, à les entendre, d’une planète en perdition — cadeau empoisonné légué par les précédentes — elles se sentent lésées. Il n’est pas étonnant que, n’ayant pas grand-chose à perdre sur le plan matériel, ceux qui n’ont pas encore eu le temps de s’embourgeoiser aient porté leurs suffrages en direction de celui qui affichait un programme considéré par de nombreuses associations environnementales comme "complet et cohérent". Notons que Jean-Luc Mélenchon fut suspecté au même titre que Yannick Jadot (EELV) par Fabien Roussel, leur concurrent communiste, d’« agiter les peurs du nucléaire de (...) manière (...) irresponsable ». Les jeunes ont par ailleurs trouvé dans la France insoumise de quoi nourrir leur indignation et répondre à leur soif de justice sociale, sans craindre ni l’outrance, ni la radicalité propre à leur âge. Une radicalité qui a fait pencher d’autres vers Éric Zemmour… "Tout pour le changement !" semble penser une génération qui craint plus que tout l’immobilisme. Elle se retrouve majoritairement dépitée par la réélection du président, même si ce dernier a tout fait pour récupérer ses suffrages.
Le changement et l’abandon
Les observateurs du premier tour ont noté qu’Emmanuel Macron, avait, de son côté, séduit surtout… les aînés, notamment les plus aisés ! Autre génération, autres peurs : celle de perdre ses sécurités — confort matériel, compte en banque, retraite — mais aussi sa sécurité tout court, quand la guerre pointe en Europe. La peur d’une déflagration nucléaire s’est réactivée longtemps après la Guerre froide… En pleine guerre d’Ukraine, réélire le président sortant était logique. Les plus âgés, le plus souvent plus riches, sont légitimistes. Naturellement peu audacieux, ils craignent par dessus tout les extrêmes et le désordre. Il faudrait peut-être ajouter au tableau leur peur de la maladie et de la dépendance, aiguisée par deux années de pandémie anxiogène, sur fond de crise des Ehpad. Tout sauf la révolution : il y a déjà bien assez d’incertitudes.
Les conséquences de l’hédonisme, lié à l’individualisme libéral-libertaire, pourraient réconcilier les générations extrêmes autour d’une même crainte, commune à toute l’humanité, celle d’être isolé ou rejeté. Chacun peut se retrouver abandonné sans préavis : de nombreux jeunes sont victimes de la précarité affective associée au fonctionnement d’une "société liquide" (sans engagement) quand les vieux sont carrément menacés de "mort sociale", en institution comme à domicile. Viscérale, la peur du rejet ou de l’exclusion ne dessine pas pour autant un vote. Elle tétanise.
Les signes des temps
Que faire de ces peurs antagonistes, celle de l’immobilisme et celle du changement, qui semblent fracturer la France ? Y déceler des signes des temps. Dans l’élan de l’Évangile, l’Église rappelle régulièrement l’importance de lire de tels signes. Dans son exhortation apostolique Evangelii gaudium, au n°51, le pape François, citant l’encyclique Ecclesiam suam de Paul VI, "exhorte toutes les communautés à avoir l’attention constamment éveillée aux signes des temps". Il ajoute : "Il s’agit d’une responsabilité grave, puisque certaines réalités du temps présent, si elles ne trouvent pas de bonnes solutions, peuvent déclencher des processus de déshumanisation sur lesquels il est ensuite difficile de revenir." Il note par ailleurs que "l’humanité vit en ce moment un tournant historique" (n°52).
Les personnes âgées apportent la mémoire et la sagesse de l’expérience (...) Les jeunes nous appellent à réveiller et à faire grandir l’espérance.
Plus loin il ajoute : "Chaque fois que nous cherchons à lire les signes des temps dans la réalité actuelle, il est opportun d’écouter les jeunes et les personnes âgées" (n°108). Et d’affirmer de façon paradoxale : "Les deux sont l’espérance des peuples" avant d’expliquer : "Les personnes âgées apportent la mémoire et la sagesse de l’expérience, qui invite à ne pas répéter de façon stupide les mêmes erreurs que dans le passé. Les jeunes nous appellent à réveiller et à faire grandir l’espérance, parce qu’ils portent en eux les nouvelles tendances de l’humanité et nous ouvrent à l’avenir, de sorte que nous ne restions pas ancrés dans la nostalgie des structures et des habitudes qui ne sont plus porteuses de vie dans le monde actuel."
Le terreau d’une conversion possible
Le pape François ne méconnaît pas les peurs des générations. En 2014, lui qui prend souvent soin d’appeler à la présence auprès des personnes âgées et à leur respect se moquait pratiquement de l’Europe comme d’une "grand-mère vieillissante". Il a certainement aussi perçu l’angoisse climatique des jeunes qu’a confirmée une vaste étude effectuée auprès de 10.000 jeunes et dix pays. Ses résultats ont été publiés en septembre 2021 ; l’American Psychological Association en a conclu que la "peur chronique d’une catastrophe environnementale" ronge de nombreux jeunes de 16 à 24 ans.
[Les peurs] sont le terreau d’une conversion possible, alors que celui qui n’a besoin de rien n’entend rien changer.
Regarder ces peurs comme des signes des temps, c’est déjà leur donner aussi le statut d’opportunités, plus seulement de menaces. Car elles appellent des réponses, des mouvements et provoquent aux changements personnels et collectifs. Elles sont le terreau d’une conversion possible, alors que celui qui n’a besoin de rien n’entend rien changer. L’écologie humaine, en articulant le respect de la création à celui de la dignité de tout être humain, permet de concilier les préoccupations — apparemment antagonistes — des générations extrêmes. Donnant des ailes, non pour fuir, mais pour entreprendre, et un commencement de sagesse, non pour se replier, mais pour agir.