"C’est le dernier mandat pour le climat", dit l’un. "Nous sommes à un tournant de notre histoire", dit l’autre. "L’heure est venue de la grande bifurcation", assure un troisième, tandis qu’un quatrième nous affirme que notre avenir est entre nos mains. La suite des événements nous dira peut-être si les discours aux accents apocalyptiques des candidats à l’élection présidentielle étaient gesticulations politiciennes sans fondements ou mises en garde ignorées par inconscience, "jeu sur les peurs" ou courage de la lucidité. Les candidats sont-ils plus proches de Philippulus le prophète dans un cauchemar de Tintin, de Cassandre face à l’imminence du meurtre d’Agamemnon ou de Jonas voulant sauver Ninive de la destruction ? Les plus désabusés penseront peut-être seulement à des publicitaires vantant la dernière station d’essence avant la panne.
Nombreux sont en tout cas ceux qui laissent entendre que cette élection pourrait être la dernière avant la fin : avant la fin de la France menacée dans son identité pour les uns, avant la fin de la planète détruite et souillée pour les autres, avant la fin de la démocratie en danger pour les troisièmes. On peut bien sûr s’amuser de cette rhétorique. On peut même tenter à son tour de forger un slogan : avant la fin du monde, pensez aux faims du monde. Faim de pain, faim de justice, faim de paroles de Vie. Il est aussi tentant de penser au nombre de fois où l’adjectif "dernier" est employé à tort. On se souvient que la Première Guerre mondiale fut surnommée "la der des der", pour signaler qu’elle allait nécessairement servir de leçon. Mauriac dressa cinquante plus tard l’amer bilan de cette "dernière" guerre de l’Histoire des hommes : "Les garçons nés en 1918 ont eu juste le temps de devenir des soldats." Au plan individuel, les "dernières fois" ne valent guère mieux. Même quand "c’est promis", le dernier verre ou le dernier épisode de la série est souvent suivi de quelques autres.
La rhétorique de la dernière chance
Ne jamais dire "dernier" ? S’il s’agit de fixer soi-même la fin de l’humanité ou les limites de l’inhumanité, c’est en effet prudent. Toutefois, il se peut que cette rhétorique de la dernière chance avant la fin ne pêche pas par excès, mais par défaut. Non pas parce qu’elle exagère, mais au contraire parce qu’elle atténue. La meilleure façon de s’en méfier, pour le chrétien, est de la radicaliser et de l’étendre à tous les domaines de l’existence. Brandir l’imminence possible de la fin non pas tous les cinq ans, ni même tous les ans à l’approche d’une nouvelle échéance électorale, mais tous les jours et, à la limite, à chaque instant. Cela aide d’ailleurs à ne pas prétendre être maître du temps. Ni "c’est la dernière chance", ni "c’est la lutte finale", mais "vous ne savez ni le jour, ni l’heure".
Le chrétien sait que cette élection peut être la dernière, non pas d’abord parce qu’il craint une catastrophe, mais parce qu’il attend Quelqu’un.
Plus que tout autre, en effet, le chrétien sait que cette élection peut être la dernière. C’est vrai évidemment pour tout homme lucide, conscient qu’il peut mourir avant le premier tour de la présidentielle, ce premier tour que les journalistes dramatisent par le compte-à-rebours, procédé éculé au cinéma auquel plus aucun événement n’échappe. Mais c’est vrai, plus profondément, dans la perspective du retour du Christ. Le chrétien refuse de faire de l’élection un absolu, parce qu’il n’oublie pas les paroles de Jésus au riche de la parabole : "Pauvre fou, ce soir on te redemande ta vie." Le premier service — non pas le seul, certes — que puisse rendre un chrétien à ses frères est donc de leur rappeler l’avertissement christique : "Tenez-vous prêts, car c’est à l’heure que vous ne pensez pas que le Fils de l’homme va venir."
Il va de soi que vivre chaque jour comme si c’était le dernier peut mener à deux visions opposées : soit "après moi le déluge, profitons-en !", soit, pour paraphraser Molière, "je n’ai plus qu’un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel, et si je ne me repens ici, ma perte est résolue". Politiquement, l’appel à vivre cette élection comme si c’était la dernière avant la destruction de la planète, le "grand remplacement" ou la victoire du péril fasciste n’est pas nécessairement idiot. Chacun pourra seulement juger certains dangers plus d’actualité que d’autres. Ultimement, toutefois, "le mandat de la dernière chance" ne peut masquer une urgence plus grande — car plus permanente —, celle d’être prêt quand le Fils de l’Homme viendra comme un voleur. Bref, le chrétien sait que cette élection peut être la dernière, non pas d’abord parce qu’il craint une catastrophe, mais parce qu’il attend Quelqu’un.