Vendredi 25 mars a eu lieu la consécration de la Russie et de l’Ukraine au Cœur Immaculé de Marie. Fait rare, le Vatican a rendu public le texte deux jours avant la cérémonie, et en 35 langues ! Malgré tout, j’avais pris le pari qu’aucun media mainstream n’en parlerait, ce qui s'est vérifié, du moins en France. Bien sûr, les agences de presse ont relayé l’info mais, à ma connaissance, nul n'a repris la formule telle quelle.
L’AFP a pondu des dépêches évasives. L’une s’intitulait : « Ukraine : les catholiques appelés à prier pour la paix » et, dans le corps du texte, figurait juste cette phrase : « Vendredi à 17h, le pape François présidera une célébration [...], lors de laquelle il doit “consacrer” (confier) l'Ukraine et la Russie à la Vierge Marie. » Consacrer et confier ne sont pas synonymes, mais passons. Les guillemets disent toute la perplexité du journaliste. Sur Internet, seuls les médias catholiques, en diverses langues, ont répercuté les mots consécration et surtout Cœur Immaculé, comme si, pour le monde profane, ceux-ci se fracassaient sur un mur d’incompréhension. Pourquoi cette impression ? Esquissons trois raisons.
Une image révolue
La première tient aux mœurs. Cœur Immaculé de Marie fait penser à ces jeunes filles que l’on élevait dans la retenue des sentiments et l’attachement à la vertu, mot désignant à la fois la disposition à bien agir et les mœurs irréprochables. Cette éducation est révolue, tout comme l’accord du participe passé ou les montres à gousset. On ne croise plus de jeune fille. La pudeur, l’ingénuité propre à l’âge tendre, sont discréditées. Très tôt, la jeunesse intériorise les règles du jeu cynique du monde capitaliste : il faut « se vendre », être agressive et suggestive.
La sous-culture formate les psychés dans ce sens. Comment concilier la Sainte Vierge avec Cardi B, Doja Cat ou Dua Lipa ? Entendons-nous bien. Je ne me fais pas l’apologue d’un quelconque jansénisme. Je constate que la figure humaine historique du catholicisme, faite de douceur et d’abnégation, est absolument étrangère aux puissants stéréotypes féminins. Le jour où la Sainte Vierge apparaîtra en crop top, en leggin ou en cuissardes léopard, je changerai d’avis, c’est promis.
Une esthétique incongrue
La deuxième raison touche au surnaturel. Cœur Immaculé de Marie : quand on fait résonner ces mots, ceux-ci renvoient un écho lointain, si délicieusement désuet qu’il semble venir d’un autre monde, celui du missel de ma grand-mère et des Malheurs de Sophie. Je vois de la dentelle d’Alençon qu’une main d’enfant, l’œil émerveillé, tire d’un coffre qu’il n’aurait pas dû ouvrir au fond du grenier. Cœur Immaculé fait old school, comme le Tantum ergo, le Confiteor, la septuagésime, les confessionnaux en bois sculpté ou le curé montant en chaire. Ces mots fonctionnaient comme des notes de musique. Joués tout seuls, ils ne produisent qu’un son discordant au milieu du tohu-bohu médiatique. Insérés dans une partition, ils forment une symphonie majestueuse.
Le langage catholique était porté par toute une esthétique qui le rendait compréhensible et familier. Certains parleront de liturgie. Préférons ici le terme de poésie. La disparition de ce langage cristallin est un trait flagrant du catholicisme sécularisé. Parler de Cœur Immaculé aux oreilles de nos contemporains, c’est aussi incongru que de chanter l’Ave verum dans une salle polyvalente. Cela reste sublime mais comme un coin de ciel bleu tombé par miracle dans la grisaille de nos vies, une sorte d’albatros égaré sur les planches, avec ses ailes de géant [qui] l’empêchent de marcher.
Un recours superstitieux
Troisième raison : la superstition. Que peut faire le Cœur Immaculé de Marie face à la guerre ? Cet ultime recours peut être perçu par des mentalités rétives à la transcendance comme une gousse d’ail clouée sur la porte de nos peurs pour éloigner les mauvais esprits. Cet acte de consécration suscite une multitude de questions que toute personne, profane ou non, sera en droit de se poser : pourquoi réserver cette initiative à la Russie et à l’Ukraine, alors que les cris des enfants du Kivu ou du Yémen restent sans réponse ? Pourquoi consacrer l’Ukraine en même temps que la Russie, comme si la victime et le bourreau devaient être pareillement traitées ? Que signifie consacrer des nations, comme si ces entités politiques étaient des personnes morales auxquelles la Providence assignait une place et une destinée particulière ?
L’esprit moderne se méfie de ce genre de récit téléologique où s’enracine un catholicisme nostalgique de l’alliance du trône et de l’autel. La référence à la nation ramène au vieux monde cloisonné, à rebours de l’idéologie dominante, le sans-frontiérisme. Peut-on d'ailleurs consacrer des pays contre leur gré, à tout le moins sans leur demander leur avis ? D’autant qu’un tel acte peut passer pour une volonté d’affirmer sa suprématie et de convertir les orthodoxes au catholicisme romain.
Susciter un espoir
Et puis, comment décrypter une demande mariale remontant à plus d’un siècle ? « La Russie répandra ses erreurs à travers le monde », dit la Vierge à Fatima en 1917. Si on associe volontiers les erreurs de la Russie au communisme athée, la guerre en Ukraine ressemble à un conflit géopolitique, et non au premier chapitre d’une révolution mondiale. Si subversion il y a, elle réside plutôt dans la post-modernité occidentale, la déconstruction et les nouvelles mœurs. Ce sont aujourd’hui des erreurs répandues par l’Occident. La Russie y résiste. Point. Moscou n’a aucune influence sur nos modes de vie, nos comportements. On peut avoir du pétrole et pas d’idées. Suivant cette analyse, pourquoi ne pas consacrer non plus les États-Unis, puissance messianique ? Après tout, Washington n’est pas étranger aux prémices de la guerre en Ukraine. Ce geste aurait pu conjurer « l’escalade des mots et des actions » qu’Emmanuel Macron essaie d’éviter. Quoi qu’il en soit, l’acte du pape a le mérite de susciter un espoir. Reste à savoir quand et si les armes se tairont.