C'est l’histoire vraie d’une voiture que nous avons achetée d’occasion. Nous pensions, ma femme et moi, acquérir un simple véhicule bon marché, juste capable de nous transporter sans encombre ; nous nous découvrons propriétaire d’un ordinateur sur roues, offrant des opportunités inédites. Elles sont si nombreuses qu’elles nous donnent d’emblée le tournis. Le revendeur vantait surtout avec enthousiasme le système de connexion du constructeur qui permettait, via Internet et ses satellites, mille facilités, mille sécurités, de multiples services accessibles depuis l’habitacle. Pour un peu, nous allions mieux vivre dans notre nouvelle voiture qu’à domicile... En plus, c’était gratuit.
Il fallait tout de même s’inscrire, et nous tardons à le faire. Ni par prudence, ni par incurie : notre vendeur ayant confondu deux véhicules, la carte n’arrive pas. Les mois défilent, la machine administrative a pris un mauvais pli, comme chez Kafka. Quand la carte arrive enfin, l’excitation à l’idée de se brancher sur le fameux connectdrive du bonheur est retombée : on s’en est bien passé jusque-là, on s’en passera...
Une voix descend du ciel
Quelques temps plus tard, la voiture commence à se plaindre, par écran interposé : ses pneus sont (un peu) dégonflés. Elle incite d’abord ses maîtres à la prudence : dépasser une vitesse est déconseillé. Puis elle insiste, anxiogène : rouler à cette même vitesse devient proscrit. Sans nous concerter, nous finissons par obtempérer : chacun regonfle les pneus de son côté. Hélas, le signal d’alerte persiste, insiste, harcèle. Les jours passent. L’intelligence artificielle s’est visiblement butée.
Je signale à la voix, avant qu’elle ne raccroche, que c’est par inadvertance que j’ai appelée à l’aide. Elle rétorque : « Non, non ! Vous n’avez pas appelé. C’est la voiture ! »
Nous nous retrouvons ensemble dans l’habitacle, excédés, cherchant à comprendre, tripotant fiévreusement les boutons. Comment faire taire ce satané message d’alerte qui demande de l’air pour des pneus déjà deux fois regonflés ? Et voilà qu’une sonnerie inconnue retentit dans l’auto. Nous nous regardons comme si nous avions fait une bêtise. Une voix descend du ciel : « Que puis-je faire pour vous ? » Tel Aladin ayant frotté par mégarde sa lampe merveilleuse, je bredouille sans me dégonfler l’exposé du problème. Parlant d’on ne sait où, la voix dénoue l’affaire en un tour de main : il faut, dans tel menu abscons, cliquer sur telle mention, confirmer là, et c’est réglé. Le logiciel est réinitialisé. Interloqué, je signale à la voix, avant qu’elle ne raccroche, que c’est par inadvertance que j’ai appelée à l’aide. Elle rétorque : « Non, non ! Vous n’avez pas appelé. C’est la voiture ! Quand les propriétaires semblent tâtonner sur le gonflage, comme c’est compliqué, c’est elle qui nous appelle... C’est un peu intrusif, ajoute l’interlocuteur, mais le constructeur n’a pas voulu lésiner sur la sécurité. » Aussitôt, c’est l’insécurité qui nous saisit ! Cette automobile peut donc, toute seule, appeler quelqu’un sans nous demander notre avis ? Mais alors, qui commande ?
« Faille de sécurité »
Les mois passent encore. Et puis, la semaine dernière, en arrivant à notre véhicule garé dehors, un soir, vers 22 heures, en pleine ville, nous découvrons autour d’elle quatre hommes à casquette, smartphones allumés, tout de noir vêtus. Élégants, tranquilles et concentrés, ils donnent l’impression de la photographier, bien qu’elle soit saupoudrée de sable saharien. Leur véhicule — une voiture de luxe rutilante aux vitres fumées, portière du conducteur ouverte — est garée devant le nôtre. Quand j’actionne naïvement la clé électronique, tous disparaissent, telle une volée de moineau, dans leur grosse berline, après avoir échangé quelques mots, marmonnés dans une langue inconnue, qui semble venue de l’Est, et s’envolent...
Peut-on vivre avec son temps sans épouser toutes ses outrances ? Mais comment s’en libérer ? Car il ne s’agit pas de jeter le bébé des progrès techniques avec l’eau douteuse du bain consumériste.
Il nous faut deux minutes pour réaliser. N’étaient-ils pas en train de tenter de voler notre voiture ? Un tour sur Internet le confirme : le système d’interconnexion de la marque a une « faille de sécurité » dont les trafiquants ont visiblement appris l’existence avant nous. On peut voler ces véhicules sans effraction, en quelques secondes, avec un simple smartphone. Déception pour nos voleurs : nous ne nous étions pas inscrits sur le fameux réseau du constructeur « gratuit, 100% sécurisé » qui leur aurait ouvert la portière. L’incident est signalé au commissariat de police. Les enquêteurs pourront visionner la scène à distance, grâce aux caméras de surveillance. Le bras de fer numérique a remplacé l’antique course-poursuite entre gendarmes et voleurs. Nous nous sentons démunis, marionnettes de la technique.
L’enfermement du technococon
Sur le portail de la marque, je découvre une salve de promesses. L’intelligence artificielle est à la manœuvre : « Ouvrir la voiture par smartphone avec la clé digitale, et son application » ; « Verrouiller, déverrouiller et même démarrer le véhicule sans clé physique »... Ce n’est pas tout : « Grâce à la transmission de données très rapide et à une qualité de réception stable, vous et vos compagnons pouvez utiliser Internet sans fil dans votre [voiture], comme à la maison ou au bureau. » Et aussi : « Inclut tous les services numériques permettant de connecter intelligemment la voiture au monde extérieur. En font partie, outre les services télématiques, des systèmes d’assistance au conducteur, des connexions pour périphériques nomades ainsi que des offres de divertissement et des services de circulation. »
Tant de facilités attractives, certaines utiles, d’autres superflues, à portée d’un clic me donnent la nausée. Comment trier ? Comment choisir ? Peut-on vivre avec son temps sans épouser toutes ses outrances ? Mais comment s’en libérer ? Car il ne s’agit pas de jeter le bébé des progrès techniques avec l’eau douteuse du bain consumériste. Et je pense au romancier de science-fiction Alain Damasio quand il dénonce « l’orgie numérique » qui nous « assujettit », même si nous essayons de « croire que nous avons gardé beaucoup de libre-arbitre face à ces technologies ». Damasio nous met en garde contre les méfaits du « technococon », cette « sphère cajolante qui nous choie et qui parfois nous fait du bien », « nous protège et nous abrite » mais aussi « nous enferme ». Et de nous inciter à « renouer avec le vivant ».
Bijoux de technologie, la voiture moderne nous libère, c’est indéniable. Mais il est tout aussi évident que nous avons perdu le contrôle du véhicule. Il faut s’extraire du cocon métallique pour retrouver, dans la nature, un espace de liberté authentique. Et je nous sens, dans le même élan, incités à prendre soin des générations les plus âgées, cette partie de l’humanité que la fulgurance des progrès technologiques a déjà frappé d’obsolescence.