L’invasion de l’Ukraine par l’armée russe pose bien des questions urgentes et angoissantes : que faire ? Comment, sans entraîner dans un conflit d’une ampleur encore plus terrible, aider ce peuple qui résiste, cette nation qui se détache dans la douleur ? Comment tout cela va-t-il finir ? Mais d’autres questions non moins sérieuses se posent si le regard s’élargit et s’approfondit, aussi bien du côté du passé et de l’histoire que vers l’avenir.
Nous sommes portés à faire du président russe Vladimir Poutine un fou furieux, un monstre, parce que, depuis la Tchétchénie jusqu’au Donbass et aujourd’hui Kiev, Marioupol et même le Mali, en passant par la Crimée et la Syrie, il suit une logique que notre rationalité, fondée sur l’intérêt, juge démente et même suicidaire : non seulement elle victimise ceux qu’il agresse, mais encore elle va pénaliser la population de son propre pays, en lui coûtant cher de bien des manières. Le mystère est ici qu’en dehors de rares et téméraires exceptions, les Russes ne se rebellent pas contre une telle dictature. Il y a là un indice que notre conviction occidentale de la supériorité définitive du libéralisme sous ses trois aspects constitutifs et inséparables : politique, économique et moral, n’est pas une vérité universellement reçue.
La faiblesse du fascisme comme remède à celles de la démocratie est qu’il finit toujours mal ou en tout cas ne dure pas indéfiniment, car le "chef suprême" ne peut pas avoir de successeur.
Le problème n’est donc pas simplement Vladimir Poutine, mais le peuple russe lui-même. Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1990, il n’a pas adopté nos "valeurs" comme l’on pensait qu’il le ferait "naturellement", c’est-à-dire infailliblement selon la rigueur de notre rationalité. La même illusion a donné lieu à des désastres en Afghanistan, en Irak, en Libye… et le printemps arabe a fait long feu. La fin d’une tyrannie n’engendre pas automatiquement la démocratie, car un nouveau despotisme ou un simple système mafieux remplit le vide si, au terme de parfois rudes épreuves, le droit n’est pas assez solide et les règles de l’alternance pacifique au pouvoir n’ont pas fini par être quasi unanimement acceptées.
Permanence et fragilité du fascisme
Dans le cas de la Russie, mais il faudrait étudier aussi la Chine et bien d’autres pays d’Asie, d’Afrique et même d’Amérique latine, une analyse intéressante est celle de Timothy Snyder, professeur d’histoire à Yale et spécialiste de l’Europe de l’Est. Son livre le plus intéressant aujourd’hui, qui date de 2018, n’a pas été traduit en français : The Road to Unfreedom – "La Route de la non-liberté". Il réunit Hitler, Staline et Vladimir Poutine sous l’unique bannière du fascisme, défini comme un nationalisme répressif à domicile et agressif à l’extérieur, manipulé par un leader exerçant un pouvoir absolu. Il y a bien sûr des variantes (italienne, espagnole, etc.), mais les idéologies (raciste dans le cas du nazisme, scientiste chez les marxistes) n’ont de rôle qu’instrumental et le poutinisme revendique son lebensraum, tout en se contentant de dénoncer l’Occident comme à la fois impérialiste et décadent.
La faiblesse du fascisme comme remède à celles de la démocratie, souligne Timothy Snyder, est qu’il finit toujours mal ou en tout cas ne dure pas indéfiniment, car le "chef suprême" ne peut pas avoir de successeur. Hitler va jusqu’au bout de sa logique suicidaire. Après Staline conforté par la défaite du nazisme, Khrouchtchev ne fait pas le poids et Brejnev vieillissant est débordé par la nomenklatura, d’où émerge Gorbatchev, qui se résigne à la liquidation après avoir échoué dans le redressement de la boutique. Elstine qui la reprend est rapidement affaibli par son intempérance. Vladimir Poutine ramasse la mise sans opposition en 1999. Il règne depuis sans partage. La question est dès lors déjà l’après-Poutine : il aura tout de même 70 ans en octobre prochain. Comment vieillira-t-il ? Qui prendra la relève ? Sera-ce dans la continuité ou y aura-t-il une rupture — progressive ou non ?
"C’est celui qui dit qui y est"
En attendant, Timothy Snyder relève un paradoxe, ou une ironie assez cruelle : c’est que les Russes se laissent apparemment persuader que, comme pendant la Seconde Guerre mondiale, leur pays se défend et protège l’Ukraine contre le fascisme, alors que lui-même se comporte manifestement comme un État fasciste. L’historien américain ne dit cependant pas comment on arrive à accuser les autres de ce qu’on fait soi-même. L’interprétation usuelle est que le maître actuel du Kremlin est le successeur des tsars et que la nation n’a pas d’autre tradition que celle de l’autocratie, depuis Ivan dit non sans raisons le Terrible et Pierre le Grand qui occidentalisa brutalement et fit fouetter à mort son propre fils. On se permettra de trouver cette interprétation un peu simpliste et courte. Il vaut la peine d’écouter le point de vue des victimes de Staline, pour lesquelles la Russie pré-soviétique n’était nullement fasciste.
Ainsi, Nadejda, la veuve du grand poète Ossip Mandelstam, mort en 1938 sur le chemin du Goulag, écrit dans le tome 2 de ses mémoires (Contre tout espoir, paru en français chez Gallimard en 2013) : "Autrefois, les braves gens étaient nombreux. Et même ceux qui ne l'étaient pas faisaient semblant de l'être, car c'était l'usage. De là provenaient l'hypocrisie et la fausseté, ces grands vices du passé, dénoncés par le réalisme critique de la fin du XIXe siècle. Le résultat de cette dénonciation fut inattendu : les braves gens disparurent. La bonté n'est pas uniquement une qualité innée : il faut la cultiver, et on ne le fait que si la nécessité s'en fait sentir."
Entre 1984 et Le Meilleur des mondes
Le passé n’est ici aucunement idéalisé. Mais on voit comment ce que Nadejda Mandelstam appelle le "réalisme critique" a étouffé dans la culture, en plus du sens moral, la lucidité intellectuelle et l’espérance : "l’hypocrisie et la fausseté" apparaissent comme non plus des vices, mais la norme de la survie dans un monde où il n’y a pas d’après celui qui en est le maître, lequel réécrit aussi l’histoire et dicte "sa" vérité. On retrouve ici la société tout entière carcérale du 1984 de George Orwell, que l’on croyait, depuis la faillite du léninisme, dépassée en Occident, où la primauté de l’économique et les manipulations de l’humain ont récemment fait redouter plutôt l’avènement du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley.
On notera aussi l’intuition, ou l’expérience, que "la bonté" — la conformation à un bien supérieur aux avantages égoïstes, le service du prochain sans contrepartie — n’est pas totalement naturelle et doit être "cultivée". L’enjeu est dès lors d’"en faire sentir la nécessité" — mais bien sûr sans l’imposer de force, ni compter que l’intérêt matériel suffira à éclairer les consciences anesthésiées par la propagande. C’est ici que tout ce que la gratuité peut avoir de libérateur, créatif et fécond s’avère n’être pas du luxe : l’art, la poésie et la littérature, la spiritualité ouverte au transcendant, qui permettent l’expression, la communication et même la communion par-delà les contingences — et sans du tout les nier !
L’humanité blessée
La résistance de l’esprit — et au consumérisme que la démocratie ne contrôle pas aussi bien qu’au fascisme antidémocratique — n’offre toutefois pas de refuge où admirer ses propres vertus en attendant le Jugement dernier ou des jours meilleurs. Simone Weil écrivait en 1940 dans L’Iliade ou le Poème de la force : "Seuls peuvent s'élever en apparence au-dessus de la misère humaine les hommes qui déguisent la rigueur du destin à leurs propres yeux, par le secours de l'illusion, de l'ivresse ou du fanatisme. L'homme qui n'est pas protégé par l'armure d'un mensonge ne peut souffrir la force sans en être atteint jusqu'à l'âme. La grâce peut empêcher que cette atteinte le corrompe, mais elle ne peut pas empêcher la blessure."