Dans deux poèmes qu’il lui consacre, le poète catholique Paul Claudel (1868-1955) s’exclame au sujet de Joseph : « De nouveau, il est dans le paradis avec Ève ! » C’est vrai qu’à partir de ses fiançailles avec Marie, Joseph a fait une expérience proche de l’Éden : il vivait au milieu de l’innocence absolue de Marie et de Jésus, qui ne connaissaient pas le péché. Joseph lui-même, sans être miraculeusement préservé du péché, devait s’en tenir très éloigné : la sainteté est contagieuse. Dans toutes les autres familles, c’est le fils qui en vient à ressembler chaque jour un peu plus à son père. Mais Jésus ne partageait ni le sang ni les gènes de Joseph. Aussi, cas unique dans l’histoire, c’est le père qui jour après jour s’efforçait de ressembler un peu plus à son fils. Dans la discrétion de Nazareth, Joseph nous montre le chemin de l’humanité commune, qui du baptême à la gloire du Ciel passe de l’image de Dieu abîmée par le péché à la ressemblance du Christ. Et ce chemin ne peut se parcourir que dans le compagnonnage de la Vierge Marie.
Les contrariétés de l’existence
Par son climat d’innocence, Nazareth peut évoquer à Claudel l’expérience du paradis. Mais il n’en avait pas d’abord été ainsi. À l’instar d’Adam et Ève chassés par Dieu hors du paradis après avoir succombé aux tentations du Diable, Joseph et Marie pressés par un ange de Dieu ont fui la terre d’Israël pour échapper à la persécution d’Hérode. Ce n’est qu’après l’expérience de l’exil en Égypte que Joseph et Marie ont pu s’installer à Nazareth. Si la sainteté préserve du péché, elle ne préserve pas du malheur. Parfois même elle l’attire, car le Diable se déchaîne avec d’autant plus de violence qu’il perçoit une sainteté plus rayonnante et plus féconde.
En-dehors même du malheur et de la persécution, il n’est pas certain que Nazareth fut pour Joseph un paradis de tous les instants. L’Évangile n’en dit rien, mais il n’est pas difficile d’imaginer : le carnet de commandes de sa petite entreprise était parfois désespérément vide ou bien se remplissait de manière brutale, les clients étaient parfois trop pressés ou bien mauvais payeurs, les fournisseurs ne tenaient pas toujours leurs délais, les pauvres gens d’alentour se précipitaient chez lui en espérant tirer profit de sa bonté. Même la sainteté du quotidien n’échappe pas aux contrariétés de l’existence.
La Parole de Joseph
Chacun sait que l’Évangile ne nous rapporte aucune parole de Joseph. C’est qu’il faut un silence profond pour engendrer une parole éternelle. Jésus s’en souviendra, lui qui s’est tu pendant trente ans pour ne parler que pendant trois ans. Le calcul est rapide : 10 unités de silence pour 1 unité de parole, c’est l’arithmétique d’une parole divine. Les parents, les professeurs, les politiciens, les prédicateurs devraient tous le savoir avant d’oser prendre la parole.
La grandeur de Joseph est de consentir à ce que son fils lui échappe. C'est la vocation de tous les parents.
L’expression « prendre la parole » est d’ailleurs révélatrice. On prend trop souvent la parole comme on enlève un enfant, pour obtenir de l’attention et escroquer des victimes. Joseph, lui, ne prend jamais la parole. Il donne au monde cette parole qui est son enfant. Joseph n’enlève pas son enfant, il l’élève et se laisse élever par lui. Joseph ne retient pas son enfant, il ne l’emprisonne pas ni ne le possède. Parce qu’il est père, Joseph sait que son fils ne peut que lui échapper, comme il l’a fait un jour pendant le pèlerinage à Jérusalem. Et la grandeur de Joseph est de consentir à ce que son fils lui échappe. C’est la vocation de tous les parents.
Sentinelle de l’invisible
Le récit de la fugue de Jésus à douze ans pendant le pèlerinage à Jérusalem est d’ailleurs la dernière mention de Joseph dans l’Évangile (Lc 2, 41-51). Après, on ne sait pas. Il est certain qu’il était mort au moment de la mort et de la résurrection de son fils, sans quoi Jésus n’aurait jamais confié Marie à Jean. Mais c’est à peu près la seule certitude qu’on possède. Quand est-il mort, et comment ? Nul ne le sait. Certains auteurs veulent croire que les planches qui ont servi à fabriquer la Croix de Jésus auraient pu être fabriquées par Joseph quelques années auparavant. Ainsi Joseph aurait été participant à sa manière du sacrifice du Christ, comme Marie l’a été au pied de la Croix.
Quoi qu’il en soit, Joseph aura veillé sur son fils tant qu’il a pu. C’est souvent à lui que je pense, lors de l’adoration du Saint-Sacrement, et je lui demande alors d’être comme lui sentinelle de l’invisible, gardien de l’enfant. Et me voilà à nouveau transporté à Nazareth, avec Jésus, Marie et Joseph. Les mots de Claudel dans une lettre à un ami sont incontestables cette fois-ci : « Il n’y a ici que trois pauvres gens qui s’aiment et c’est eux qui vont changer la face du monde. »