Grand vainqueur du palmarès des Césars, le film Illusions perdues de Xavier Giannoli a été qualifié par un commentateur de "très balzacien". Était-ce une tautologie paresseuse, un rappel discrètement didactique, pour ceux qui ignoreraient qu’il s’agit de l’adaptation du roman de Balzac, ou bien d’un éloge de la fidélité de la version cinématographique à la source littéraire ? Dans l’engouement suscité par ce film, une chose apparaît en tout cas nettement : beaucoup semblent découvrir enfin, par le biais du cinéma, que Balzac a peint par avance le Paris actuel mieux que n’importe quel sociologue contemporain. Dans cet Enfer parisien, on croise des écrivains aussi ambitieux que naïfs, des éditeurs cyniques, des journalistes décidant souverainement de faire et de défaire le talent d’un artiste... "On dirait vraiment que ça a été écrit aujourd’hui", a-t-on entendu cent fois sur les ondes. Le microcosme parisien s’est ainsi offert un miroir où se contempler : miroir satirique, bien sûr, mais qui n’empêche en rien le nombrilisme parisianocentriste.
L’itinéraire de deux amis
Illusions perdues est-il, à l’origine, un roman sur Paris ? Rien n’est moins sûr. On sait que Balzac nomma l’ensemble de son œuvre romanesque La Comédie humaine, en écho lointain à la Divine comédie de Dante, et qu’il classa les volumes en "scènes". Le fait qu’Illusions perdues soit classé parmi les "scènes de la vie de province" et non les "scènes de la vie parisienne" devrait au moins mettre la puce à l’oreille. Des trois parties du roman de Balzac, Xavier Gianoli a choisi de ne conserver que la patrie centrale, "Un grand homme de province à Paris". Le choix est parfaitement légitime esthétiquement, ne serait-ce que pour limiter la durée du film, mais il ampute singulièrement l’œuvre du début et de la fin qui lui donnent son sens.
On ne peut en effet comprendre Illusions perdues si on oublie que Balzac raconte non pas tant les aventures de l’ambitieux Lucien Chardon (de Rubempré par sa mère) à Paris, que les itinéraires comparés des deux amis que sont Lucien et David Séchard. Intitulée "Les deux poètes", la première partie du roman a lieu à Angoulême et introduit les deux personnages principaux. Tandis que David mène un travail acharné pour faire vivre l’imprimerie familiale, Lucien quitte la province pour chercher vainement la gloire à Paris, ce que raconte la deuxième partie, celle qu’a choisie Xavier Giannoli pour son film. La troisième partie du roman, quant à elle, intitulée "Les souffrances de l’inventeur", se passe à nouveau à Angoulême et montre David révolutionner la fabrique du papier, mais se faire déposséder de son invention par des imprimeurs rusés.
Il finit par vendre son âme au diable
Deux échecs en parallèle, l’un à Paris, l’autre en province ? Non, car au dénouement, David goûte un bonheur tranquille et mérité auprès de sa femme Ève et de leurs trois enfants, tandis que Lucien est sur le point de se suicider et n’est sauvé qu’in extremis par l’homosexuel Vautrin, dont il devient la "créature", lui ayant vendu sa vie. L’intrigue, quand elle n’est pas amputée de deux de ses trois parties, délivre donc une morale assez simple : le génie qui rêve de gloire et quitte sa province se perd et finit par vendre son âme au diable ; le génie qui reste en province et renonce à la gloire, par amour et humilité, trouve la récompense de ses efforts dans le bonheur familial.
Illusions perdues repose ainsi essentiellement sur la comparaison des itinéraires des deux personnages principaux, les deux poètes du titre de la première partie. À l’issue du roman, nul doute : la voie choisie par David mène à la béatitude ; la voie choisie par Lucien mène à la damnation. Patrick Berthier, en fin dix-neuviémiste, n’hésite pas à écrire, contre toutes les déformations : "Illusions perdues, en effet et à n’en pas douter, est un roman édifiant. Qu’on en sourie si l’on veut mais qu’on l’admette — il suffit pour cela de lire le texte comme il a été écrit."
Un plaidoyer pour la famille ?
Dans une préface de 1843, Balzac présente même son récit comme "un plaidoyer pour la famille". On comprend qu’il ait envisagé d’intituler la troisième partie "Ève et David", pour mieux insister sur le bonheur conjugal de ces deux époux qui, chose rare dans le monde de Balzac, s’aiment aussi comme "deux amants". La maison qu’ils parviennent à acquérir, à force de labeur et de dévouement l’un à l’autre, ce qui va chez Ève jusqu’au sublime, a des allures de jardin d’Eden. Elle est l’exact opposé de l’enfer parisien qui broie Lucien. En somme, à David le paradis en compagnie d’une nouvelle Ève, à Lucien l’enfer sous l’emprise du diabolique Vautrin. Il va de soi que le lecteur peut aisément préférer les aventures de Lucien : c’est le propre du mal d’être souvent plus fascinant que le bien.
Qu’on ne s’y trompe pas : notre propos n’est ni d’intenter un faux procès à Xavier Giannoli, ni de réduire l’œuvre aux intentions de l’auteur, que tout roman digne de ce nom déborde largement. Toutefois, il n’est pas inutile de rappeler que la leçon principale d’Illusions perdues pourrait se résumer ainsi : le bonheur se trouve dans la vie conjugale et familiale en province. Tel serait le dernier mot d’une adaptation "très balzacienne" du roman, si elle était complète. Reste à savoir si un film qui aurait professé cette morale aurait obtenu autant de Césars et autant de spectateurs parisiens. Je n’ai pas entendu dire que les cultureux enthousiastes sont partis en masse habiter à Angoulême pour y fonder une famille.