La gauche se meurt, la gauche est morte, mais la gauche continue à faire la leçon. Prenons un exemple déjà refroidi. En octobre dernier — il y a un siècle ! —, une polémique a opposé l’acteur Omar Sy en pleine gloire au candidat Éric Zemmour en pleine ascension. Invité par la radio Europe1, l’acteur traitait le candidat de criminel et appelait à lui interdire l’accès aux médias. Le candidat répliquait sur France 5 en moquant Omar Sy sur ses fréquentations et sur sa maîtrise de la langue française. Séquence peu glorieuse dans l’histoire du débat d’idées, mais qui a fait le buzz pendant deux jours avant que les poubelles de l’Histoire, qui sont ramassées dans les médias de Paris plus souvent que sur les trottoirs de Marseille, ne nous forcent à passer au psychodrame suivant. Que disait cette séquence sur notre débat politique ? Qu’en ont dit les internautes ?
Les gentils et les méchants
Ceci : que le gentil Omar Sy qui nous aime a raison quand il insulte le méchant Éric Zemmour qui ne nous aime pas. Les internautes, dans leur grande majorité, voulaient que les choses soient à leur place : ils voulaient que les gentils soient gentils et que les méchants soient méchants. C’était simple. C’était binaire. C’était confortable. C’était humain.
Mais la vraie vie n’est jamais simple. Il est toujours difficile de tracer la frontière entre la liberté d’expression et le délit d’outrage, entre le mot qui tue, qu’il nous faut saluer, et la parole qui blesse, qu’il nous faut dénoncer. La chose est d’autant plus délicate que cette frontière est sensible à des modes fugitives. L’idée reçue selon laquelle le débat politique n’a jamais été aussi violent qu’aujourd’hui est une idée fausse. Nous avons connu, par exemple entre les deux guerres, des périodes où les insultes partisanes étaient d’une violence impensable en 2022. Les bons chrétiens n’étaient pas en reste : Léon Bloy, Bernanos, Mauriac et même Claudel ont tenu des propos qui, aujourd’hui, les conduiraient au tribunal. Ces grands catholiques étaient chacun à sa manière des fils de Blaise Pascal qui, malgré sa fulgurante sainteté, a gravement manqué à la vertu de charité dans ses Provinciales, creuset stylistique dans lequel tous les polémistes français ont puisé leur énergie depuis plus de trois siècles. Cependant, la violence verbale de Bloy et Bernanos avait quelque chose de joyeux : le débat était un combat. Ils cherchaient le mot qui tue et, quand le coup blessait, c’était par accident. Bloy et Bernanos fouettaient les marchands du temple. Ils ne les haïssaient pas.
Le devoir de haïr
Les temps ont changé. À présent que notre société ne cesse d’ériger en valeur suprême la tendance à larmoyer sur soi-même, la liberté d’expression est étouffée sous l’édredon des bons sentiments. Nous avons perdu le droit de fouetter, mais nous avons reçu le devoir de haïr. Vous n’êtes pas de mon avis : donc vous êtes coupable d’incitation à la haine ! La liberté d’expression est devenue la tolérance d’expression : elle est à la portion congrue. Désormais tout est permis, sauf l’amitié, sauf l’insouciance, ce qui fait tout de même beaucoup. La politique n’est plus un joyeux combat, mais une venimeuse connivence.
L’amour construit les familles ; la haine cimente les sociétés.
L’épisode Sy-Zemmour (j’aurais pu bien sûr prendre d’autres exemples, et de plus récents) nous rappelle que dans la création déchue, toute société a besoin de haïr pour vivre. Il lui faut un ennemi bien à elle, un ennemi valorisant. Dans la France moderne, les aristocrates ont un temps fait l’affaire, puis l’Angleterre, les bonapartistes, la Prusse, l’Église, les deux cent familles, les Juifs, le CAC 40, les musulmans ou les fabricants de glyphosate. L’amour construit les familles ; la haine cimente les sociétés. Telle est la loi de notre condition pécheresse, et c’est pourquoi il y a moins de danger, dans la France de 2022, à haïr Zemmour qu’à détester Sy. Et plus généralement moins de danger à fustiger un politique qu’un acteur, a fortiori quand le politique est de droite et l’acteur issu de la diversité. La cible change, le besoin de détester subsiste.
Une leçon de bons sentiments
On dit que la vieille gauche a perdu la bataille des idées. Ce n’est pas totalement faux. Mais elle n’a pas perdu le monopole du cœur. Depuis l’affaire Dreyfus, qui aura fait au crédit de l’Église autant de mal que les drames de la pédophilie un siècle plus tard, la querelle droite-gauche se résume à une leçon de bons sentiments. D’un côté, la droite méchante des moustaches hérissées et des cannes brandies, droite en colère qui n’a jamais su finir la manifestation du 6 février 1934 ; et de l’autre la gauche gentille des indignations documentées et des sourcils froncés, gauche morale qui n’a pas besoin d’argumenter pour avoir raison : tout le reste ne sert qu’à amuser la galerie. La gauche a gagné sa supériorité morale en 1894, le jour où La Croix et le Pèlerin ont salué la condamnation de Dreyfus. Ni la conversion de Charles Péguy, ni la réhabilitation du Capitaine, ni la Grande Guerre, ni le gaullisme, ni les crises, ni les dérisoires désastres des années Hollande ne la lui ont rendue.
Il est urgent, pour les chrétiens engagés en politique, de s’extraire du piège moral séculaire et de trouver une nouvelle manière de se disputer sur les mots, sans haine, mais sans timidité.