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La réalité et ses miroirs

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Jean Duchesne - publié le 13/01/22
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Chaque semaine, l’essayiste Jean Duchesne, cofondateur de la revue internationale de théologie « Communio », décrypte les grands mouvements de fond qui traversent la société. Cette semaine, il met en perspective l’information envahissante qui façonne notre conscience et notre liberté avec la connaissance que Dieu donne de lui-même dans la Révélation.

Nous ne manquons pas d’informations sur le monde où nous vivons. Nous sommes même surinformés, puisqu’il est pratiquement impossible de prendre connaissance non seulement de tous les événements programmés ou imprévisibles qui se produisent, mais encore toutes les données disponibles sur l’activité économique et culturelle, l’histoire, la santé physique et mentale, les conditions de travail, les mœurs et la vie privée, la natalité, la mortalité, la cote de popularité des gouvernants et célébrités, etc., tandis que les sondages nous disent comment les gens réagissent à tout cela et que des projections écologiques, démographiques ou d’intention de vote prédéterminent l’avenir. La question que l’on peut se poser est de savoir à quoi sert cette avalanche permanente. Et, si la réponse n’est pas évidente, il reste à examiner les effets d’un tel matraquage. 

Des moyens pour quelles fins ?

Il y a bien sûr au départ des pulsions naturelles. La solidarité humaine repose sur le partage de connaissances et pas seulement de biens. Le langage répond au besoin de raconter ce dont on est témoin ou fait l’expérience. Il y a de plus une curiosité qui se légitime par la conviction que mieux on est renseigné et mieux on tire parti de la situation dans laquelle on se trouve : c’est en prenant conscience de la réalité « objective » des mécanismes qui conditionnent l’existence que l’on peut discerner les choix restant possibles et donc acquérir une marge non négligeable où la liberté et la responsabilité peuvent s’exercer. 

Les croyants sont un peu moins désorientés, car ce qu’ils savent en tant que tels ne leur est pas imposé : ils l’acceptent librement.

Le problème est qu’aujourd’hui, l’information est systématiquement collectée par quantité d’enquêteurs dont c’est le métier. La moisson est tellement abondante et spécialisée (ou « pointue ») qu’elle n’est que très partiellement relayée et exploitée, soit par des diffuseurs dont la raison d’être est de « vendre » en stimulant des désirs ou des peurs, soit à des fins partisanes, pour manipuler l’opinion. Le savoir n’est ainsi plus un moyen (en latin medium, au pluriel media) de libération, mais ou bien une fin en soi (dans le cas des chercheurs, y compris amateurs et ludiques), ou bien du matériau brut (pour les industries de la communication), ou encore un instrument de contrôle et de pouvoir (puisque le savant subjugue l’ignorant plus sûrement que le maître soumet l’esclave).

Le monde dans une foule de miroirs

Le résultat est que nous sommes intégrés dans un univers observé, épluché, décortiqué, mesuré, analysé, interprété de toutes parts. Notre environnement est certes plus large que celui dont nous pouvons directement percevoir. Mais ce n’est qu’une image, fabriquée par une multiplicité de miroirs que notre vue ne peut tous embrasser en même temps, et qui nous assignent notre place marginale et notre identité insignifiante dans un paysage perpétuellement évolutif où nous ne sommes pas indispensables. Bref, la surinformation tend paradoxalement à enfermer dans une certaine impuissance, dont la conscience est assez facilement refoulée par tout ce qui accapare immédiatement l’attention au quotidien.

Pour recourir à une comparaison, c’est un peu comme si pratiquement tous les détails du chemin que nous suivons étaient catalogués, depuis l’inclinaison, les dernières et les prochaines sinuosités de la chaussée et jusqu’au moindre nid de poule ou gravillon, sans oublier les bas-côtés, les diverses composantes du décor visible et même une bonne part de ce qui se cache derrière, la météo, la densité et les accidents du trafic, etc. Mais même si nous parvenions à assimiler toutes ces informations, cela ne nous apprendrait pas d’où nous venons ni où mène la route.

La Vérité qui libère

Les croyants sont un peu moins désorientés, car ce qu’ils savent en tant que tels ne leur est pas imposé : ils l’acceptent librement. Ils ne le reçoivent pleinement qu’en offrant de le partager, et ils s’égarent et en perdent l’essentiel s’ils obligent autrui à s’y soumettre. Ce que nous appelons la Révélation, c’est-à-dire que ce que Dieu dévoile de lui-même comme lui seul peut le faire, n’est pas une vérité devant laquelle il n’y aurait qu’à s’incliner, mais c’est la Vérité qui libère (Jn 8, 32). Et ce n’est pas un principe abstrait qui commanderait secrètement tout le reste, mais quelqu’un : le Fils de Dieu qui se donne à nous dans le mouvement même où il se remet tout entier à son Père, parce que c’est sa vie et même la Vie, à laquelle il propose de prendre part, de sorte qu’il est aussi le Chemin (Jn 14, 6).

La connaissance et l’expérience que Dieu donne de lui-même dans sa Parole et dans les sacrements de son Église n’exclut ni ne rabaisse aucune information, et met plutôt chacune en perspective.

Savoir ainsi la Vérité, ce qu’est la Vie et quel est le Chemin (Jn 14, 6) ne rend pas omniscient. Il reste beaucoup à apprendre. D’abord sur les réalités du monde et de son fonctionnement. Ensuite sur l’histoire inachevée dans laquelle nous sommes entraînés. Et puis sur Dieu lui-même, qui ne cesse de nous surprendre et de dépasser nos attentes. Enfin sur nous-mêmes, qui avons à nous découvrir appelés par Lui, même si nous pensons ne pas le mériter et si nos désirs sont plus limités.

Communication et communion

La Révélation occupe ainsi une place singulière au milieu de toutes les informations à notre portée, dont nous ne savons pas toujours très bien si elles nous servent, nous conditionnent ou simplement nous concernent. La connaissance et l’expérience que Dieu donne de lui-même dans sa Parole et dans les sacrements de son Église n’exclut ni ne rabaisse aucune information, et met plutôt chacune en perspective. Une preuve que la foi ne méprise ni le savoir dans tous ses domaines ni sa diffusion, c’est qu’elle a toujours participé à leur progrès. Les moines ont préservé ce que l’Antiquité préchrétienne avait appris. L’Église a inventé les universités qui n’ont pas étudié et enseigné uniquement la théologie, et elle n’a jamais hésité à recourir à toutes les techniques d’information disponibles, depuis le bouche-à-oreille, l’art oratoire, le manuscrit, le livre imprimé, le journal et l’audiovisuel jusqu’à internet et aux réseaux sociaux. Elle n’a bien sûr pas le monopole de la recherche ni de la communication. Son originalité est de voir là non pas des fins en soi mais des moyens, et non pas de pouvoir ou d’évasion, mais de communion des hommes entre eux à l’appel de Dieu.

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