De même qu'elle hantait les Anciens depuis les Grecs et les Babyloniens, la question des origines de l’homme nous hantent constamment. Les mythes grecs s’y attardent et dans l’Écriture, ce sujet est central puisque c’est par là que commence la Bible. La plupart des Pères de l’Église ont commenté le début de la Genèse. Du côté des biologistes c’est l’objet de travaux depuis Lamarck et Darwin. Il est clair que l’approche biologique (avec la théorie de l’évolution) et l’approche théologique (avec la Création) de cette question se placent dans des registres différents.
Foi et raison
Comme il s’agit cependant du même fait historique, il convient de s’assurer que ces approches ne sont pas en contradiction l’une avec l’autre. C’est l’une des exigences du chrétien que de conjuguer foi et raison et l’approche théologique ne peut rejeter d’un revers de main les acquis de la paléontologie et de la biologie. Ainsi convient-il de rappeler la déclaration de saint Jean Paul II en 1996 (Discours devant l'Académie pontificale des Sciences) : « Aujourd’hui, de nouvelles connaissances conduisent à reconnaître dans la théorie de l’évolution plus qu’une hypothèse. Il est en effet remarquable que cette théorie se soit progressivement imposée à l’esprit des chercheurs, à la suite d’une série de découvertes faites dans plusieurs disciplines du savoir. La convergence nullement recherchée et provoquée, des résultats de travaux menés indépendamment les uns des autres, constitue par elle-même un argument significatif en faveur de cette théorie. » Le Pape ajoutait ensuite qu'il convenait de manifester son opposition aux idéologies matérialistes qui pourraient être tirée de cette théorie. Du point de vue de la foi, il faut aussi prendre en compte les conséquences du fait que l’homme est créé pour être au sommet de toute la création : « Dieu a tout créé pour l’homme […]. L’homme, grande et admirable figure vivante, est plus précieux aux yeux de Dieu que la création toute entière » (Catéchisme de l’Église catholique, 358).
La théorie de l’évolution
La théorie classique de l’évolution repose sur le concept d’ascendance commune, la sélection naturelle et l’évolution par mutation, confirmées par les observations. Outre la reconnaissance d’une très grande variabilité des individus au sein d’une même espèce, à partir des observations venant de la biogéographie — des espèces proches mais distinctes se trouvant dans des milieux géographiques séparés les uns des autres — on conclut logiquement que ces espèces proviennent d’une ascendance commune. De plus, les zoologistes notent qu’il existe une surpopulation naturelle dans la plupart des espèces (un nombre de naissances très largement supérieur au nombre d’individus arrivant à l’âge adulte) et bien sûr une sélection naturelle : comme les individus subissent des mutations, il en apparaît de moins bien adaptés à l’environnement qui survivent plus mal, et d’autres mieux adaptés qui auront une descendance plus importante. Enfin, les espèces animales procèdent les unes des autres et la notion d’espèces, certes courante et commode, doit être utilisée avec prudence (car, s’il est simple d’affirmer que deux individus appartiennent à des espèces différentes, il est plus difficile de dire où est la limite exacte entre deux espèces voisines).
Cette théorie classique issue de Darwin a été élaborée à partir d’observations puis confrontées à de nouvelles observations, à la suite de quoi elle a été modifiée et complétée puis confrontée à de nouvelles observations. Dès les premières années du XXe siècle, la redécouverte des lois de G. Mendel sur l’hérédité et la découverte des mutations génétiques (par H. De Vries) ont permis d’expliquer l’origine de la variabilité biologique des individus au sein d’une espèce. Puis, grâce notamment aux travaux en génétique des populations vers le milieu du siècle, on a assisté à la naissance de la théorie synthétique de l’évolution.
Le hasard ne gouverne pas la nature
Il est clair que les mutations faisant passer d’une espèce à une autre se sont produites au hasard. On peut très bien parler des possibilités buissonnantes de l'évolution, des aléas de l’évolution, du hasard des mutations, mais il ne faut pas en tirer des conclusions péremptoires concernant le hasard (du type « l'homme est le fruit du hasard, donc l'existence de l'homme n'a pas grande importance »). Il faut aussi faire attention à ne pas utiliser un vocabulaire avec une connotation probabiliste (au sens de la théorie des probabilités). En effet, en ce qui concerne l'histoire naturelle, le hasard n’est lié à aucune loi de probabilité : l’apparition de l'homme est un événement qui fait partie de l’histoire naturelle et on ne peut pas faire de probabilité sur des événements historiques. En fait, le hasard ne « gouverne » pas la nature, mais la nature obéit à des lois propres dans lesquelles les phénomènes aléatoires et le hasard sont toujours présents de façon essentielle.
L’apparition de l’espèce humaine
Assurément l’espèce humaine appartient à la classe des primates mais la définition précise de ce qu’est un homme n’est pas évidente sur des critères morphologiques et comportementaux. Il y a une continuité dans l’ordre biologique entre les différentes espèces d'hominidés. Parmi ces dernières espèces notons l’homo habilis (à partir de 2,5 millions d’années), puis l’homo rudolfensis, l’homo erectus (à partir de 1,8 millions d’années), enfin, à partir de 600 000 ans environ, les homo sapiens-archaïques (que certains qualifient d'homo erectus-évolués) d'où sortiront à partir de 350 000 ans le sapiens neanderthalensis et le sapiens sapiens (certains paléontologues ajoute à cette liste l’homo heidelbergensis qui précède le neanderthalensis et d'autres sous-espèces).
Il est intéressant de noter qu’une culture faisant appel à des collaborations claniques est apparue progressivement parmi ces espèces. Mais du point de la paléontologie, il est impossible de préciser les critères permettant d’affirmer que tel individu appartenant à tel espèce homo est un homme au sens où nous l'entendons. Par exemple, le fait de fabriquer des outils n’est pas très discriminant. Il y eut chez l’homo habilis des individus qui fabriquaient des outils rustiques comme les choppers (galet dont on détachait un ou deux éclats) puis l’homo erectus a acquis les compétences pour fabriquer des bifaces de plus en plus élaborés ; et vers - 600 000 ans, de tels bifaces étaient sans doute fixés au bout de lances et devenaient des armes redoutables. La maîtrise du feu n’est pas non plus un critère absolu. L’homo sapiens a maîtrisé l’art d’entretenir le feu vers - 400 000 ans, et on a retrouvé les premières traces de feu de cette époque en divers points de l’hémisphère nord (France, Hongrie, Chine, etc.). La domestication du feu par ces peuplades suppose un partage des tâches domestiques et des échanges entre les foyers. Mais le critère de maîtrise du feu n’est pas très précis. Le critère sans doute le plus classique est celui de la sépulture. Il est attesté que des peuplades de sapiens neanderthalensis ou de sapiens sapiens ont enterré leurs morts avec des objets funéraires. En fait, les témoignages des premiers rites funéraires remontent à - 300 000 ans environ : dans un profond aven (la Sima de los Huesos en Espagne) on a retrouvé 28 cadavres de cette époque avec un biface très esthétique qui a dû être jeté là en signe d’offrande. Du point de vue anthropologique, la sépulture est en relation avec l'invisible.
La foi de l’Église
La foi de l'Église reconnaît la création et donc la discontinuité entre l'homme et l'animal sur le plan ontologique. Dans le Credo nous affirmons que le Père est « Créateur du ciel et de la terre » : il s’agit d’une création à partir de rien, ex nihilo. Dieu « tout ensemble et dès le commencement du temps, a créé de rien, l’une et l’autre créature, la spirituelle et la temporelle, c'est-à-dire les anges et le monde terrestre, puis la créature humaine qui tient des deux » (Vatican I, Dei Filius). En fait ce sont la matière céleste, les minéraux, les végétaux et les animaux qui sont ensemble la création divine ; il n’y a pas de chronologie en Dieu, le vrai point singulier c’est l’homme. Le point capital est le fait que tout est créé ex nihilo, ce n’est pas la temporalité qui compte (tout l’univers est dans une création continuée comme le dit saint Irénée).
Le Créateur a voulu tous ces enchaînements pour arriver à une œuvre particulière, l’homme à son image.
Contrairement à ce que le langage courant peut laisser penser, créer est un acte spécifique de Dieu qui fait exister des êtres qu’il tire du néant pour les mettre en relation avec lui. Cet acte ne fait pas nombre avec les causes particulières qui expliquent l’apparition d’un phénomène à partir d’un autre phénomène. Dieu n’est pas le premier maillon de la chaîne des êtres, il n’est pas non plus celui qui court-circuiterait les lois de la nature qu’il a lui-même posées. Le Créateur a voulu tous ces enchaînements pour arriver à une œuvre particulière, l’homme à son image.
La discontinuité homme-animal
Du point de vue de la foi, nous pouvons affirmer avec certitude qu'il y a une discontinuité radicale entre l'homme et l'animal, dans leur rapport à Dieu et quant à l'exercice de la liberté. Dieu a voulu, dans le cas de l’homme, créer un être destiné à partager sa propre vie qui est d’aimer, c’est pourquoi l'homme, tout en étant proche du monde animal par certains aspects, le dépasse totalement par son intelligence, sa capacité de s’exprimer, sa liberté (cf. Gaudium et Spes, 13). C'est cette liberté qui nous conduit à nous interroger toujours plus sur les conditions de notre vie.
Cette liberté nous permet aussi d'exprimer notre amour. Mais elle autorise aussi la désobéissance qui a conduit au péché originel qui, comme le dit Paul VI, « a fait tomber la nature humaine, commune à tous les hommes ». « C’est la nature humaine ainsi tombée, dépouillée de la grâce qui la revêtait, blessée dans ses propres forces naturelles et soumise à l’empire de la mort, qui est transmise à tous les hommes, et c’est en ce sens que chaque homme naît dans le péché ». C'est pourquoi le concile de Trente affirme que « le péché d'Adam qui est un dans sa source et qui étant est transmis à tous, non par imitation mais par propagation, devient ainsi propre à chacun [… et] ne peut être effacé que par le mérite de Jésus-Christ, l'unique Médiateur ». La foi de l’Église insiste seulement sur la « connivence » dans le péché de tous les hommes dès leur origine mais ne donne pas de précision sur cette origine. Du point de vue théologique, il convient de dire qu'il fut une époque où il n'existait pas d'hommes libres et qu'à un moment, il y eut un homme qui a usé de sa liberté et a désobéi à la loi d'Amour. D’une certaine manière, la liberté et le péché sont le propre de l’homme.
Les critères de l’homme
Il n’est pas simple de préciser les critères permettant de dire que tel individu est un homme. On peut dire avec certitude qu'est homme celui est qui est né d'un homme, qui a lui aussi la dignité de fils de Dieu et qui est doué de raison et de volonté libre. On peut aussi avancer que dans un lointain passé, les individus des différentes espèces homo n'étaient pas des hommes ayant la dignité de fils de Dieu. Ainsi, il a bien fallu qu'à un certain moment apparaisse un homme qui ait la dignité de fils de Dieu. Mais ce moment mystérieux nous est inconnu. Est-ce vers - 400 000 ans (au moment de la maîtrise du feu) ou vers - 300 000 ans (au moment des premières sépultures) ? Nul ne sait.
L’homme est caractérisé ultimement par sa capacité à se tourner vers la transcendance : nous sommes faits « à l’image de Dieu » et ce rapport à Dieu qui nous différencie fondamentalement. Depuis la nuit des temps, les hommes s’extasient devant les splendeurs du firmament et la beauté du monde des vivants. La nature nous parle ainsi de la gloire du Créateur : « Les cieux racontent la gloire du Très-haut et l'œuvre de ses mains le firmament l'annonce » (Psaume 19). Nous sommes amenés à découvrir « l'œuvre de ses mains ». Avec cette capacité d’émerveillement l’homme prend conscience de sa petitesse et, en même temps, il s’élève au-dessus de son néant ; c'est ce regard vers l’Au-delà qui conduit l'homme à donner une sépulture à son frère qui meurt et à se tourner vers la transcendance. Cependant, notre réflexion bute sur le mystère insondable de l'homme : le voile qui est jeté sur son origine est sûrement la conséquence de ce péché des origines.