La Ciase a fait de nombreuses propositions pertinentes pour analyser le mal de la pédocriminalité au sein de l’Église et y remédier, mais nous nous permettons de penser qu’elle ne va pas à la racine du mal s’agissant du rapport de l’Église avec le corps et la sexualité. Alors qu’elle compte en son sein un théologien, les réflexions ou les préconisations de la Ciase ne tiennent pas compte — ni ne semblent même avoir connaissance — de la profonde évolution théologique et pastorale de l’Église ces quarante dernières années, illustrée notamment par les catéchèses de Jean Paul II sur le mariage et la sexualité, des textes magistériels comme l’encyclique Deus est Caritas de Benoît XVI et l’exhortation Amoris lætitia du pape François.
Plus ou moins explicitement, la Ciase semble résumer l’approche actuelle de la sexualité de l’Église à des qualificatifs d’un autre âge : « Vision excessivement taboue de la sexualité » ou « excès paradoxal de fixation de la morale catholique sur les questions sexuelles » y lit-on par exemple. Une telle qualification pouvait se justifier dans les années cinquante-soixante, mais cette appréciation ne tient plus à notre époque. Certes, nous comprenons parfaitement que les observations, le travail d’enquête et d’analyse de la Ciase aient conduit à mettre en évidence la persistance actuelle de telles « visions » et de tels « tabous » dans l’Église, mais ils sont alors en total décalage avec l’enseignement de l’Église elle-même. Le diagnostic et les remèdes recherchés ne peuvent faire l’impasse sur cette (r)évolution, qui porte selon nous en elle des semences de réparation des maux en cause et de l’aggiornamento que semble réclamer la Ciase en matière de sexualité au sein de l’Église.
Une rupture avec le jansénisme et le puritanisme
L’immense et si bénéfique apport de la théologie du corps et de la sexualité du pape Jean-Paul II a été reprise, enrichie et précisée sous plusieurs aspects (notamment spirituels, guérissants, pastoraux et missionnaires) par ses successeurs. Cette théologie rompt très clairement avec des siècles de jansénisme dans l’Église catholique, de tabou de la sexualité, du puritanisme des chrétiens en général, d’approche surtout peccamineuse de la sexualité. Avec elle, l’Église et son magistère ont engagé une véritable révolution théologique et pastorale depuis les années quatre-vingt, sans pour autant tomber dans une vision béate, naïve ou romantique : la théologie du corps permet de saisir le trésor incomparable et la bienheureuse exultation de la sexualité conjugale telle que donnée par Dieu à l’humanité, tout en identifiant les ravages et les causes d’une sexualité dévoyée, mais plus encore les leviers pour l’en guérir, la libérer, la restaurer, la consoler — bref ! — la sauver avec et par le Christ !
Cette théologie, ancrée dans l’anthropologie biblique et le personnalisme chrétien si cher à Jean Paul II, témoigne d’un immense respect de la dignité spirituelle, psychique, corporelle et sexuelle de chaque personne, décrypte sans pareil les ressorts et les intercorrélations si fortes et indélébiles du corps, de l’âme et de l’esprit, la puissante interconnexion au plus intime de l’être du « toucher » sexuel et de l’âme. De la sorte, cette théologie permet de saisir avec limpidité pourquoi la sexualité peut mener hommes et femmes tout autant aux joies les plus grandes et même extatiques (Benoît XVI parle en cela de « béatitude vers laquelle tend tout notre être ») qu’aux abîmes de douleur et de mort comme le rapporte la Ciase. À notre connaissance, aucune science, idéologie et théorie ne contient à ce point aujourd’hui autant d’éléments déterminants pour décrypter la sexualité dans son ensemble et les ressorts des drames particuliers que rapporte notamment la Ciase et, d’autre part, pour mener sur des chemins de restauration profonde et durable ceux qui ont subi bien des blessures intimes en matière de sexualité (nous en avons une certaine expérience, même si elle reste certainement très partielle).
Une conversion pastorale et missionnaire
Le pape François insiste avec force dans Amoris laetitia sur l’obligation qu’a l’Église de devenir un « hôpital de campagne après la bataille » et que le kérygme (annonce et proclamation du Salut du Christ, qui réellement et dès ici-bas sauve, libère, console, guérit…) doit devenir désormais la pierre d’angle de la pastorale en matière de couple, de famille et de sexualité : il reste à l’Église à mettre bien davantage en pratique ces recommandations à grande échelle. Il est cependant nécessaire de reconnaître ici que cette théologie du corps, cette approche nouvelle, les pratiques pastorales et missionnaires qui en découlent restent encore marginales ou fort méconnues (ou alors semblent très théoriques, sans rapport avec la vie) chez beaucoup de laïcs, de prêtres et d’évêques, et plus encore au sein de la société : on en reste là aussi bien trop souvent à des clichés ou des caricatures en matière d’approche de la sexualité par l’Église.
Là aussi, l’Église doit donc engager une profonde conversion pastorale et missionnaire, dans laquelle les couples aient toute leur place. Cette nouvelle approche de l’Église est un trésor immense et lumineux pour chrétiens et non chrétiens dans un monde contemporain si perturbé par une sexualité déboussolée, malade voire pervertie (et dont s’inquiète un grand nombre d’experts en matière de médecine, de psychologie, d’éducation, de sociologie…). Sans le concours de cette théologie du corps et de tout ce qu’elle implique, l’Église ne pourra proposer des remèdes appropriés et en profondeur pour rectifier concrètement à l’avenir et orienter son enseignement, son accompagnement personnel et collectif, sa conduite et sa conversion pastorale en matière de sexualité.