Les vieux gaullistes sont comme les derniers officiers généraux de l’Empire qui, sous la seconde République, se réunissaient chez l’un ou l’autre pour commenter le Mémorial et échanger les souvenirs des héros survivants qui avaient « vu l’Empereur ». Bainville a montré les effets néfastes de cette nostalgie qui entraîna le coup d’État de 1852 et le désastre de Sedan. Mais quoi qu’ait pu écrire Bainville, il y avait, pour chacun de ces vieux géants retournés à la vie ordinaire, le sentiment d’avoir un jour croisé la grandeur, et cela justifiait tout ce qui subsistait de leurs pauvres existences, et tous les sacrifices autrefois consentis par leurs familles.
Ceux qui ont « vu l’Empereur »
Je comprends ceux qui ont « vu l’Empereur ». J’étais à Brive, en 1962 : le général de Gaulle descendait l’avenue de la Gare dans une voiture découverte, parmi les acclamations confuses d’une foule compacte, où je croyais discerner des mots hostiles. La silhouette caractéristique surmontée d’un képi émergeait au-dessus d’un océan de chapeaux. Nous regardions le défilé depuis la fenêtre d’un bureau du tribunal où mon père était procureur. J’avais 4 ans. Ce jour-là, je suis devenu gaulliste de l’espèce « qui a vu l’Empereur » avec tous les dangers irrationnels que comporte la vénération.
Nul chef d’État n’aura été plus haï que l’homme du 18 juin, et nul ne l’aura davantage haï que François Mitterrand.
Adolescent, j’ai vu le général de Gaulle comme l’homme le plus seul, le plus étrange, le plus détesté de France, homme aussi le plus aimé des pays déshérités. Je me souviens des années Mitterrand : spectacle médiocre de l’antigaullisme au pouvoir. Nul chef d’État n’aura été plus haï que l’homme du 18 juin, et nul ne l’aura davantage haï que François Mitterrand. Mitterrand et ses disciples, qui jouissaient avec gourmandise du pouvoir pendant cette époque qu’on appela « les années fric », ou « les années Lang », ce qui revenait au même, étaient obsédés par l’animosité qu’engendrait chez eux la seule évocation du gaullisme. Les « années fric » furent celles de la mise en pièce des principes du gaullisme, des piliers de notre économie réelle et bientôt de notre pays tout entier. Mitterrand fut l’homme de la déconstruction du gaullisme, qui donna le signal de la déconstruction de la France.
Héritiers ou disciples ?
Achevée cette œuvre de liquidation, Mitterrand enterré à Jarnac, tout le monde devint gaulliste. Jacques Chirac, qui était du nombre de ceux qui avaient vu l’Empereur, refusait obstinément de se dire héritier du général. « Tous les Français sont les héritiers du général, disait-il. Nous, nous sommes ses disciples. C’est autrement exigeant. » Il aimait cette formule. Mais tous les autres, de droite comme de gauche, se mettaient à revendiquer l’héritage du Général sans la moindre vergogne. Tout le monde se mettait à faire le pèlerinage de Colombey le 9 novembre. On y voyait les vieux antigaullistes de droite en compagnie des vieux antigaullistes de gauche. Gaullistes étaient désormais tous les Français, même ceux de la droite extrême qui en 1981 avaient, comme Éric Zemmour et ses amis, voté François Mitterrand au motif que Giscard avait été ministre du Général. Même la vieille garde mitterrandienne venait poser sa gerbe. Tous gaullistes, et tous à titre rétroactifs.
Ils n’ont pas compris que le gaullisme est une espérance.
Ces gaullistes de la vingt-cinquième heure n’ont jamais compris grand-chose au gaullisme qu’ils ont découvert avec cinquante ans de retard. Ils n’ont pas compris que le gaullisme est une espérance. Ils n’étaient pas là quand des centaines de milliers de Français, jetés dans la rue par la nouvelle de la mort du héros, en novembre 1970, remontèrent les Champs-Élysées dans la nuit, habités des souvenirs de leur jeunesse, des heures de joie et de fierté, de cette voix de fausset qui si souvent en avait appelé à ce qu’ils portaient en eux de meilleur, le courage, la générosité, le don de soi. Un jour un homme avait osé dire à ces Français venus du peuple qu’ils étaient appelés à de grandes choses, qu’ils étaient beaux, qu’ils étaient dignes, et ils l’avaient cru. Cet homme ne parlait pas d’exclure, ni de punir, ni de dominer : au son de sa voix, chacun se sentait devenir plus généreux.