Le 18 octobre dernier, dans le cadre des commémorations du centenaire du rétablissement des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège en 1921, le Premier ministre Jean Castex a été reçu au Vatican par le pape François avant de prononcer l’après-midi un discours remarqué à l’ambassade de France près le Saint-Siège, Villa Bonaparte. Un court passage de son discours a retenu notre attention, méritant quelques précisions.
S’adressant au cardinal Pietro Parolin, secrétaire d’État du pape François, Jean Castex relève que, lors des discussions visant au rétablissement des relations diplomatiques, Benoît XV semble avoir « accepté avec une facilité apparente la Séparation de l’Église et de l’État alors même que son prédécesseur immédiat la tenait pour un terrible casus belli ». On pourrait s’étendre longuement sur cette phrase, mais indiquons simplement que c’est, déjà, oublier que les discussions préliminaires entre le diplomate Jean Doulcet et le cardinal secrétaire d’État Pietro Gasparri, mènent à cet accord : qu’il soit bien entendu que le rétablissement des relations diplomatiques à venir ne signifie nullement que le gouvernement revient sur la loi de Séparation ; mais qu’il soit bien entendu également que, pour la papauté, cela n’entraîne aucunement un quelconque retour sur les condamnations portées par Pie X.
Des propos hors cadre
Jean Castex poursuit son discours en mettant en avant que « la Loi de 1905 avait mis fin, en réalité, à sept siècles de gallicanisme, rendu à l’Église catholique sa totale liberté et au pape une autorité pleine et entière sur le clergé de France ». Et le Premier ministre apporte cette indication : « Votre lointain prédécesseur, Éminence, le cardinal secrétaire d’État, Rafael Merry del Val, ne s’y était pas trompé lorsqu’au lendemain du vote définitif de la Loi de Séparation il écrivait au chargé d’affaire de la Nonciature resté en poste à Paris : “Il est de toute nécessité que la presse catholique ne fasse pas état du succès obtenu. Ce serait de la mauvaise politique”. » C’est sur ce dernier point que je souhaite m’arrêter.
Il y a deux éléments à préciser nettement : d’une part, le cardinal Merry del Val a tenu effectivement ce propos (si tant est que le propos rapporté à l’époque soit exact) ; d’autre part, il faut le dire, il ne l’a jamais tenu au moment et dans les conditions évoquées par le Premier ministre à la Villa Bonaparte. L’éventualité qu’un cardinal espagnol écrive, en français et en clair, à un prélat italien chargé d’une nonciature plus ou moins placée sous surveillance gouvernementale, les mêmes propos que ceux qu’il aurait tenus à un ambassadeur belge six mois plus tôt étant statistiquement encore moins élevée que la possibilité de gagner au Loto, il en résulte que les propos prêtés à Rafael Merry del Val l’ont été dans ce cadre : une audience accordée à l’ambassadeur de Belgique près le Saint-Siège en avril 1905. On se trouve alors quelques jours après le vote de l’article 4 de ce qui deviendra la « loi de 1905 », stipulant que les associations cultuelles envisagées devraient « se conform[er] aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». L’adoption de cet article, ainsi remanié, le 22 avril 1905, avec le soutien des éléments modérés de l’Assemblée contre les radicaux, donne alors à la loi en discussion un aspect libéral, salué par les catholiques et incendié par ses opposants...
L’esprit du propos
C’est donc dans ce contexte que le cardinal Merry del Val devait recevoir, en cette fin avril 1905, l’ambassadeur de Belgique près le Saint-Siège, le baron Maximilien d’Erp, et lui aurait tenu les propos évoqués par Jean Castex : « [I]l est de toute nécessité que la presse catholique ne fasse pas état du succès obtenu, ce serait de mauvaise politique. » (Voir Maurice Larkin, L’Église et l’État en France. 1905, la crise de la Séparation (Privat, 2004), p. 192 : Entrevue [de Merry del Val] avec le baron d’Erp. Erp à Favereau, 175/48, 28 avril 1905, MAE Belg., SS, 25.21.) C’est à dessein que l’on écrit que le cardinal Merry del Val « aurait tenu » ces propos, parce qu’il s’agit de propos rapportés par un ambassadeur à la suite d’une audience. Il faut donc saisir l’esprit de ce genre de propos et dans quel cadre ils ont été tenus, et ne pas s’en tenir au texte strict.
Par ailleurs, ce n’est donc que du vote de l’article 4 que Merry del Val se serait réjoui, et avec lui, d’ailleurs, une partie de la presse catholique et du monde politique catholique (Albert de Mun avait poussé ses collègues à approuver l’article remanié). Mais c’était sans compter sur l’adoption ultérieure d’autres articles, dans un autre sens : l’article 6 (qui deviendra l’article 8), par exemple, qui inquiète Rome, car il laisse au Conseil d’État le soin de trancher en cas de conflits entre deux associations cultuelles et qui sera visé explicitement par… la condamnation de la Séparation par Pie X (encyclique Vehementer Nos puis Gravissimo officii).
Rien de plus contraire à la liberté de l’Église
En fait, du côté romain, ce sentiment de Merry del Val face à l’article 4 est celui de quelqu’un qui estime avoir « sauvé les meubles », pensée que l’on retrouve d’ailleurs dans l’encyclique Vehementer Nos (11 février 1906), en balance avec l’article 8 dénoncé : « Et si la loi prescrit que les associations cultuelles doivent être constituées conformément aux règles d’organisation générale du culte, dont elles se proposent d’assurer l’exercice [référence à l’article 4], d’autre part, on a bien soin de déclarer que, dans tous les différends qui pourront naître relativement à leurs biens, seul le Conseil d’État sera compétent [réf. à l’article 8]. Ces associations cultuelles elles-mêmes seront donc vis-à-vis de l’autorité civile dans une dépendance telle que l’autorité ecclésiastique […] n’aura plus sur elles aucun pouvoir. »
Jean-Marie Mayeur, à partir de notes du député catholique Denys Cochin, souligne également que Pie X et son secrétaire d’État espéraient que le Concordat soit dénoncé officiellement par l’envoi d’un diplomate, souhait volontairement ignoré par le gouvernement, renforçant le pape dans son intransigeance, une attitude dont la papauté devait sortir gagnante à terme : « Les principes étaient en jeu : quel crédit faire à une législation, si libérale pût-elle sembler, dès lors que l’existence de l’Église catholique n’était pas reconnue ? » (J.-M. Mayeur). Aussi, est-ce vraiment signe de réjouissance quant à la « libération » de l’Église de « sept siècles de gallicanisme » que de lire sous la plume de Pie X que « rien n’est plus contraire à la liberté de l’Église que cette loi » (Vehementer Nos) ? Que l’Église ait fini par s’accommoder de la loi de Séparation est une chose ; que la Séparation ait été saluée par Rome en est une autre, bien moins évidente.
Une liberté involontaire
Malgré tout, si la Séparation est ainsi durement condamnée par Pie X, la liberté offerte par-là involontairement par l’État à l’Église est aussitôt mise en pratique, avec la nomination d’une série d’évêques, restée en suspens pour cause de dissentiments avec le gouvernement d’Émile Combes puis la rupture des relations diplomatiques en 1904. En ce sens, et en ce sens seulement, il faut comprendre l’éventualité que Rome se soit réjoui (in petto) de la Séparation.