Au début du XIIe siècle, vivaient, l’un en Brabant, l’autre à Saint-Pol-en-Ternois, deux jongleurs connus dans toute la région pour leur talent, qui dépassait, et de loin, les simples jeux avec des balles ou des torches allumées. Ces deux hommes, qui se nommaient l’un Pierre Norman, l’autre Itier, étaient poètes, chanteurs, musiciens et se montraient pareillement dévots de Notre-Dame, pour laquelle ils aimaient à chanter leurs plus belles compositions.
Cette dévotion mariale, pour sincère qu’elle fût, ne les avait pas délivrés des petitesses humaines : Pierre et Itier se jalousaient et ne perdaient nulle occasion de dire du mal l’un de l’autre ou de se nuire. À plusieurs reprises, se rencontrant sur des champs de foire ou des cours de châteaux, les deux baladins en sont venus aux mains. Rien de très grave jusqu’au jour malheureux où, dans l’une de ces bagarres, Pierre tue sans le vouloir le jeune frère d’Itier qui voulait s’interposer entre eux… Le meurtrier prit la fuite, sachant très bien, car son rival le criait sur les toits, la vengeance d’Itier suspendue sur sa tête : l’autre s’était juré de l’occire à la première occasion.
Cependant, en ce printemps 1105, la terrible querelle des deux bateleurs n’intéresse plus grand monde car, depuis quelques mois, un fléau épouvantable désole la région, et la France, et une large partie de l’Europe. On l’appelle le Mal des Ardents en raison des sensations de brûlures atroces dans tout le corps dont se plaignent les gens contaminés. Ces brûlures ne sont point imaginaires puisque, au bout de quelques jours, les mains, les bras, les pieds, les jambes deviennent noirs comme des tisons consumés, puis tombent ; les malades meurent dans des tourments dignes des feux de l’enfer. Que ces malheureux soient victimes d’empoisonnement par l’ergot de seigle, un champignon qui se développe sur cette céréale, celle qui sert à faire le pain des pauvres, par temps humide, nul alors ne le sait, et l’empoisonnement des populations se poursuit, contre lequel n’existe aucun remède…
Au comble de la détresse, l’évêque implore Notre-Dame d’avoir pitié de son pauvre peuple.
Désespérés, les malades, aux premiers symptômes, se traînent vers l’église la plus proche, autant pour y implorer la pitié du Ciel que pour recevoir les secours du clergé. Au soir du 20 mai 1105, l’évêque d’Arras, Lambert, découragé, dénombre ainsi cent quarante-quatre agonisants gisant dans l’église Saint-Aubert et il ne peut rien faire pour les soulager. Au comble de la détresse, l’évêque implore Notre-Dame d’avoir pitié de son pauvre peuple.
À l’heure où Lambert prie ainsi, à bonne distance d’Arras, Itier le Jongleur est soudain réveillé par une grande clarté et, dans cette clarté, il voit lui apparaître, resplendissante, la benoîte Sainte Marie qui lui adressa la parole en ces termes : « Dors-tu, Itier ? Écoute ce que j’ai à te dire : lève-toi et pars vite pour Arras où tant de malades, au nombre de cent quarante-quatre, endurent de mortelles souffrances. Quand tu y arriveras, je te ferai savoir le lieu et le temps convenable afin que tu puisses parler à l’évêque Lambert qui gouverne cette Église. Tu lui raconteras cette vision, puis tu le recommanderas de veiller, comme étant le troisième, la nuit de samedi à dimanche près des malades qui se trouvent dans l’église Saint-Aubert. Au premier chant du coq, une Dame, vêtue comme je le suis maintenant, descendra du haut de l’église et vous remettra un cierge. Quand vous l’aurez reçu et allumé, vous en ferez couler goutte à goutte la cire dans des vases pleins d’eau et vous ferez ensuite boire cette eau aux malades. Vous en répandrez aussi sur leurs plaies. Ne doutez pas, et tous ceux qui recevront avec foi ce remède recouvreront aussitôt la santé. Tous ceux, au contraire, qui ne croiront pas, succomberont… »
Itier se rengorge un peu, et de l’apparition et du rôle qui lui incombe lorsque la Sainte Vierge ajoute une dernière précision qui douche singulièrement son enthousiasme : « L’évêque Lambert et toi devez avoir un troisième compagnon. Il s’agit de Pierre Norman, l’homme auquel tu voues une haine mortelle. Il se trouvera en ta présence samedi. Vous vous réconcilierez et il vous sera associé. »
Itier ne se rendormit pas mais, nonobstant son amour envers Notre-Dame, il ne partit point pour Arras : la seule idée de rencontrer Norman et de devoir se réconcilier avec lui le jetait dans la fureur. De son côté, Pierre Norman, qui a eu à la même heure la même visite céleste et reçut le même ordre, n’en menait pas large et cherchait un prétexte, lui aussi, à ne pas se rendre à Arras : il ne fallait pas oublier qu’Itier avait juré de lui faire la peau ! Dans la nuit du 21 au 22 mai, Notre-Dame apparut de nouveau aux deux jongleurs et leur réitéra sa demande d’un ton plus ferme : Elle exigeait qu’ils se réconcilient ! Pierre et Itier, grands connaisseurs en histoires d’apparitions et de miracles, savent très bien qu’il ne faut pas irriter le Ciel. Obliger les messagers divins à se répéter une troisième fois peut entraîner des mesures de rétorsion désagréables… Alors, la mort dans l’âme, traînant les pieds, chacun de son côté se met en route vers Arras, en espérant que l’autre se sera dégonflé.
Lambert essaya le remède miraculeux et les malades guérissent, à l’exception d’un seul qui ne voulut jamais se laisser convaincre et périt peu après.
Pierre, le premier arrivé, est reçu par l’évêque, lui raconte son histoire ; puis Itier en fait autant, dans des termes si semblables que Lambert, méfiant, se demande si les deux amuseurs ne se sont pas mis d’accord pour se moquer de lui. C’était bien improbable, eu égard à la haine publique et inexpiable que ces deux-là se vouaient, mais pouvait-on jamais savoir ? Prudent, le prélat fait revenir Itier et l’accuse d’être le complice de Pierre. À cette allégation, le jongleur entre dans une rage noire, et, malgré les objurgations de Notre-Dame, il hurle que, s’il tenait l’assassin de son frère, il l’étranglerait de ses propres mains dans la minute, serait-ce sous les yeux de Monseigneur.
Convaincu par cette colère qui n’était pas jouée, Lambert lui déclare qu’il faut renoncer à toute vengeance et pardonner à Pierre Norman, car telle est la volonté de Notre Dame et qu’Elle a subordonné la guérison de cent quarante-quatre innocents à ce pardon. Itier se rend à l’argument de l’évêque et, lorsque celui-ci eût fait entrer Pierre Norman, en larmes, dans la salle, ils se tombèrent dans les bras et se réconcilièrent. Cela fait, Lambert leur demanda de jeûner et prier avec lui jusqu’au soir et la mystérieuse visite promise. À la tombée du soir, le 27 mai, les trois hommes s’enferment comme convenu à Saint-Aubert au milieu des ardents, et ils attendent. Toute la nuit… Enfin, alors que le coq vient de chanter, annonçant l’aube, une clarté merveilleuse illumine la nef et Notre-Dame leur apparaît, vêtue comme lors de ses apparitions aux jongleurs. Elle leur remet alors un cierge allumé en leur disant : « Voici le cierge que je confie à votre garde et qui sera désormais un gage de ma miséricorde », puis elle leur redit comment s’en servir pour triompher du feu infernal et disparut comme elle était venue vers les voûtes de l’église. Aussitôt, Lambert essaya le remède miraculeux et les malades guérissent, à l’exception d’un seul qui ne voulut jamais se laisser convaincre et périt peu après. Déjà, la nouvelle qu’il existait une panacée contre le mal se répand et les ardents accourent de toutes parts, pour repartir guéris.
Lambert confia alors à Pierre et Itier, réconciliés, la garde du cierge, et devenus les meilleurs amis du monde, ils fondent de concert la confrérie de charité Notre-Dame des Ardents. C’est sous cette appellation que les comtes de Flandre font élever une église en mémoire du miracle, d’abord en 1140, puis en 1215, sanctuaire tout en dentelle de pierre qui passera pour l’un des plus beaux de France. On s’y rend en pèlerinage pour implorer des grâces de guérison, non plus de l’ergotisme, maladie disparue, mais d’autres pathologies que « la sainte chandelle », comme on appelle familièrement le cierge miraculeux, guérit aussi bien souvent.
Puis vint le XVIIIe siècle, et les philosophes se mirent à ricaner des histoires de Bonne Vierge descendue du plafond avec une chandelle aux pouvoirs guérisseurs. Le clergé n’ose plus trop sortir le cierge de sa châsse. Les révolutionnaires eurent beau jeu de fermer Notre-Dame des Ardents, puis de la raser, sans égard pour sa splendeur architecturale. Pourtant, le cierge, caché par des fidèles, survécut au sanctuaire qui l’avait abrité. Il fut restitué au diocèse lors du concordat. L’évêque s’en trouva bien embarrassé : il ne croyait pas trop, lui non plus, à la Sainte Chandelle, qu’il fit déposer à la cathédrale où elle fut oubliée un demi-siècle dans un placard.
En 1860, l’évêque d’Arras, Mgr Parisis, prélat féru de l’histoire des « antiquités » locales, profitant de la vague de dévotion mariale née de la promulgation du dogme de l’Immaculée Conception, en 1854, et des apparitions de Lourdes, en 1858, décide de tirer la Sainte Chandelle de l’oubli. Hélas, le temps a fait son œuvre, et un séjour prolongé, pendant la Terreur, dans un puits où le reliquaire a été caché : le cierge est en piètre état, et, pour tout dire, imprésentable. Il fallut le refondre, avec la cire d’origine. En parallèle, une souscription est lancée pour reconstruire le sanctuaire disparu. S’il fallut renoncer à la rebâtir à l’identique, l’actuelle église Notre-Dame des Ardents retrouva sa place dans le paysage arrageois. La Sainte Chandelle continue d’opérer des miracles, à la seule condition, que Notre-Dame avait d’emblée posée, de croire à ses vertus.