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Jean-François Colosimo : « Le chaos afghan est une image du chaos planétaire »

AFGHAN
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Laurent Ottavi - publié le 28/09/21
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La sortie désastreuse des Américains d’Afghanistan est à l’image de l’ensemble de cette guerre. Six semaines après la chute de Kaboul, Jean François Colosimo revient, en historien des religions, sur les origines et les conséquences de ce conflit.

Impossible de comprendre le long conflit afghan sans recourir à l’histoire des religions. L’auteur de La Religion française (Cerf, 2019), Le Sabre et le Turban. Jusqu’où ira la Turquie ? (Cerf, 2020) et de République ou Barbarie (Cerf, 2021) analyse l’évolution de la situation internationale après la victoire des talibans. La réponse militaire des Américains à l’offense faite au nom d’Allah à leurs mythes fondateurs s’explique aussi par un certain parallélisme entre deux représentations religieuses. Pour Jean-François Colosimo, l’affrontement a sombré dans un chaos généralisé qui va exacerber les rivalités.

Aleteia : Quel bilan général peut-on tirer de la guerre d’Afghanistan ? Est-ce un désastre complet ?
Jean-François Colosimo : On ne peut tirer de cette guerre qu’un bilan désastreux. Elle est l’une des plus longues de l’ère moderne puisqu’elle a en fait commencé en 1979, avec l’invasion russe dont s’est ensuivie l’intervention américaine. En Europe, seuls les conflits qui, après la Réforme et dans la continuation des Guerres de religion, disposèrent de toute l’organisation territoriale et religieuse du vieux continent furent plus longs. Aujourd’hui, tous les Afghans valides sont nés dans la guerre. Que leur culture ancestrale glorifie le combattant ne change rien à cette calamité.

Une « bonne » sortie d’Afghanistan était-elle, par conséquent, impossible au vu de ce que vous venez de dire ?
Première erreur américaine, la plus grande partie du territoire étant déjà sous la domination des talibans, les pourparlers initiés par l’administration Trump à Doha afin de normaliser cet état de fait s’étaient déroulés en l’absence du gouvernement afghan installé par Washington. Les États-Unis eux-mêmes délégitimaient ainsi une autorité déjà fantoche. Deuxième erreur, le Pentagone pensait que l’armée qu’il avait mise en place en Afghanistan tiendrait quelques années. Elle ne tint même pas quelques semaines car elle était aussi fantoche que le pouvoir. Enfin, la sortie aurait pu se faire en bon ordre si les États-Unis n’avaient pas été si pressés de partir, leur impréparation logistique redoublant leur méconnaissance définitive de la réalité afghane. 

Les analyses selon laquelle les talibans ont changé avec le temps vous semblent-elles réalistes ?
Les talibans n’ont aucune raison d’avoir changé. Ils ont simplement appris des rudiments de communication. Ils n’abandonneront certainement pas l’application stricte de la charia qui est à la source de leur idéologie. Cependant, au regard des divisions afghanes qui sont à la fois ethniques et confessionnelles, ils ont réussi à incarner une sorte de centralité politique, fondée sur leur supériorité militaire, et à la doter d’une forme de régime, en l’occurrence un émirat islamique, censée empêcher le retour de la guerre civile. La question est maintenant de savoir comment limiter leurs ambitions et leurs dérives pour que l’Afghanistan ne redevienne pas un exemple maximal d’oppression totalitaire, à commencer pour les femmes, un foyer permanent de luttes intestines à l’islam ainsi qu’un sanctuaire de terrorisme international et qu’il cesse d’être un exportateur majeur d’opiacés. La réponse ne se trouve pas en Afghanistan mais chez son grand voisin, le Pakistan, dont la propension à la manipulation et au double langage n’a malheureusement jamais été condamnée par les États-Unis qui, pourtant, en ont fait les frais. 

La guerre d’Afghanistan, bien avant 2001, commença dans le contexte de la Guerre froide. Quelle faute commirent les États-Unis ?
Le péché de l’Amérique aura été de se servir de l’islamisme comme d’un moteur à la fois militaire et politique contre l’URSS pendant la Guerre froide. Les États-Unis n’auront cessé de payer depuis le tournant vert-islam qu’ils ont alors opéré dans leur politique étrangère.

Les talibans sont un composé hybride entre un islamisme anticolonialiste et ultraconservateur.

Comment les talibans en tirèrent partie ?
Les talibans — littéralement les « étudiants » — se réfèrent à l’idéologie deobandi, une révision moderniste et militante qui est apparue en Inde, au XIXe siècle, de l’école hanafite, l’une des quatre grandes traditions canoniques de l’islam, laquelle met elle-même l’accent sur le jihad. Elle sert à ses débuts de levier de mobilisation contre le colonisateur britannique. Par le jeu des tracés frontaliers, une partie des Pachtounes, l’ethnie afghane dont sont issus les talibans, se retrouvent après 1947 intégrés au Pakistan nouvellement créé. Les madrasas deobandis y fleurissent et les États-Unis, à partir des années 1980, font de ces écoles coraniques des centres d’endoctrinement et de recrutement contre l’empire soviétique dont ils confient le financement mais aussi l’encadrement à l’Arabie saoudite et à ses missionnaires wahabites. Les talibans viennent de là. Ils sont un composé hybride entre deux islamismes, l’un anticolonialiste, l’autre ultraconservateur. S’il n’y a évidemment pas d’équivalence entre les deux représentations religieuses, l’islamisme taliban n’a pas manqué de parler, dans un premier temps, à l’évangélisme américain en raison de leurs tendances parallèles au littéralisme, au puritanisme et à l’iconoclasme.

Après la Guerre froide vint l’attentat du 11 septembre. Voyez-vous une dimension religieuse dans l’intervention américaine de 2001 ?
L’Amérique se lance dans cette guerre parce que Ben Laden est venu contester son mythe fondateur sur son territoire en déclenchant l’apocalypse dans le ciel de New York. Qui est le destinataire de l’élection divine ? Qui a détruit l’athéisme communiste ? Qui exerce la véritable guerre sainte ? Le GI avec son armement et sa technologie ou le moudjahidine avec son sang et son sacrifice ? Le 11 septembre est une contestation en providentialisme devant le tribunal de Dieu. Cette provocation sans précédent au nom de l’Allah coranique vise, de plus, un nouveau monde censé avoir été préservé par le Yahvé biblique. Les flammes qui ravagent les Twin Towers font que l’Amérique perd, sous le coup d’un attentat-suicide, son innocence d’Eden retrouvé. 

L’historien Jean Tulard compare la guerre d’Afghanistan à la guerre d’Espagne de Napoléon. Elle casse le mythe de l’invincibilité d’une armée et ronge comme un cancer l’Empire. Ce parallèle vous semble-t-il judicieux ?
Il s’agit effectivement du même type de conflit. Carl Schmitt, par exemple, date de la guerre d’Espagne l’apparition du partisan, c’est-à-dire du soldat irrégulier sans uniforme, sans caserne et sans commandement, mais qui va engager une lutte dissymétrique contre le soldat conventionnel apte à le démoraliser. Peut-être faudrait-il fixer un peu plus tôt l’origine de la guérilla et la rapporter aux guerres de Vendée. Mais, quoiqu’il en soit, les talibans correspondent à cette typologie d’une avant-garde armée, issue de la population autochtone, assurée de défendre son identité politico-religieuse, forte de la connaissance de son terrain et engageant une guerre dissymétrique qui, à la disproportion des moyens, oppose la détermination à mourir. Il est de surcroît, dans ce cas, une caractéristique culturelle qui est à la fois complémentaire et singulière : le code d’honneur de l’Afghan lui commande de voir dans la mort au combat un accomplissement. Sur quoi vient se greffer le jihad, l’assurance de l’éternité paradisiaque pour le soldat d’Allah tombé les armes à la main. Dès lors, le rapport de force très inégal en apparence entre l’armée américaine et la rébellion talibane s’inverse. Les États-Unis ont fini par perdre conscience du motif de leur présence en Afghanistan, Ben Laden ayant été éliminé, tandis que les talibans n’ont cessé d’exacerber les raisons de chasser l’envahisseur mécréant au sein du peuple afghan. 

Peut-on déceler dans la guerre d’Afghanistan la fin de l’hégémonie américaine ?
Le déclin de l’Empire étoilé est amorcé depuis la disparition de la bipolarité et l’effacement de l’ennemi idéal que représentait l’URSS au regard du manichéisme qui structure l’imaginaire américain. Cette partition du monde entre bien et mal uniques et absolus n’étant plus, les États-Unis ont pu croire, pendant un bref temps, avoir atteint le statut d’hyperpuissance. Mais dès lors qu’une volonté hégémonique connait son acmé, surgit inévitablement le spectre de son dépérissement. Les États-Unis ne peuvent plus aujourd’hui tenir une position unipolaire, c’est pourquoi ils se retirent et s’isolent. Quitte à laisser derrière eux des populations encore plus en danger qu’à leur arrivée à cause de l’accusation de collaboration qu’elles encourent après leur départ. 

Quel prix la France a-t-elle payé dans cette guerre ?
Nous nous sommes laissés entraînés dans cette guerre alors que nous disposions d’une ressource énorme : beaucoup d’élites afghanes étaient francophones et francophiles. Au Quai d’Orsay, dans les années 2000, quelques grands anciens encore au fait de l’histoire soutinrent l’idée que seule la restauration de la monarchie pouvait assurer la paix civile par sa capacité symbolique à endiguer l’anarchie des chefs de guerre. Les États-Unis rejetèrent violemment cette solution : pour les néoconservateurs alors dominants à Washington la guerre était le plus sûr moyen d’exporter la démocratie et de remodeler entièrement le Proche-Orient en substituant aux nations des bantoustans à base ethnique et confessionnelle. Pour complaire à la Maison Blanche et asseoir notre place dans l’OTAN, nous avons ainsi envoyé des troupes pour seconder cette tentation impériale et perdu de valeureux soldats dans une guerre qui n’était pas la nôtre.

Quelles est la leçon majeure de la sortie d’Afghanistan des États-Unis ?
La séquence au cours de laquelle les États-Unis ont voulu façonner une nouvelle Oumma, une communion islamique rénovée, se clôt. Les États-Unis ont d’autant plus perdu en crédibilité que les idéaux abstraits de Bien, de Liberté, de Prospérité, au nom desquels ils sont intervenus, reposaient in fine sur leur puissance de coercition. Ils se retrouvent aujourd’hui isolés malgré eux, tout en ayant procuré à leurs ennemis dans diverses régions du monde cette rare énergie qui provient du désir franc de revanche ou de l’appétit dissimulé de rivalité. Ils ont ainsi libéré l’agressivité de leur principal concurrent, la Chine, laquelle a grand intérêt à s’entendre avec les talibans car ils peuvent être un relais islamiste en direction des Ouïgours du Xinjiang qui, musulmans et turcophones, sont opprimés par Pékin. L’Amérique a aussi laissé un passe-droit, entre autres effets de son incohérence, à la voracité turque, la brutalité russe, l’opiniâtreté iranienne. Quant à l’Europe, désabusée d’avoir été embarquée dans ce désastre, elle se voit réduite une fois de plus à l’impuissance. La situation géopolitique est plus que jamais instable et confuse. Le chaos afghan est aujourd’hui une image du chaos planétaire. 

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