Une mère me confiait récemment la difficulté qu’elle avait ressentie lorsque tous ses enfants avaient quitté la maison pour voler de leurs propres ailes. Voir partir du nid familial les enfants les uns après les autres après des décennies de présence n’est pas une chose facile et même si le couple est heureux, cette absence pèse soudain. Bien sûr les liens demeurent, parfois des petits-enfants sont gardés, une proximité géographique assouplit le départ mais il n’en reste pas moins qu’ils ne sont plus là et que c’est une souffrance car c’est une capacité d’amour que l’on ne peut plus exercer quotidiennement.
En célébrant cette semaine la mémoire de Notre Dame des Douleurs, nous avons bien sûr prié pour toutes les mères qui ont perdu un ou des enfants dans leur vie. Cette souffrance indicible, innommable aussi puisqu’il n’y a pas de nom pour désigner le statut d’un parent qui a perdu ses enfants peut nous aider à méditer sur cette condition. Les passages de l’Évangile où il est question des rapports de Jésus avec ses parents sont aussi instructifs.
Nous voyons une très grande liberté d’un côté comme de l’autre. Liberté d’action et liberté de parole : les parents de Jésus le laissent avec sa parenté pendant trois jours durant le pèlerinage annuel à Jérusalem quand Jésus eut 12 ans (Lc 2, 42 sqq.) À l’âge adulte, il ne craint pas de dire "Qui est ma mère ? qui sont mes frères ?" ; "Voici ma mère et mes frères. Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est pour moi un frère, une sœur, une mère" (Mc 3, 33-35). Aux noces de Cana : "Femme, que me veux-tu ? Mon heure n'est pas encore venue" (Jn 2,4). Il n’y a pas non plus de rejet des parents ou de gêne en leur présence : "Il descendit avec eux pour se rendre à Nazareth, et il leur était soumis" (Lc 2, 51). Sa mère demeure dans son entourage jusqu’à sa mort et reste debout au pied de la Croix jusqu’au dernier souffle. Elle n’est pas rejetée de son action publique et de l’entourage des Douze au point qu’elle est confiée à Jean à l’heure ultime et que Jean lui est confié alors qu’il n’apparaît pas comme un membre de la parenté de Jésus.
Ce respect et cette liberté se retrouvent dans tout l’Évangile dans les rapports du Christ avec les hommes et les femmes qu’il rencontre. Il n’y a pas de gêne chez lui face à des pauvres, des estropiés, des lépreux, et face à toutes les infirmités du corps. Il n’y a pas de gêne non plus face aux publicains, aux païens, aux prostituées, et face à toutes les infirmités de l’âme. Lorsque la pécheresse lui lave les pieds avec ses cheveux il n’y a pas de rejet devant un geste éminemment équivoque pas plus qu’on ne décèle de complaisance malsaine : il discerne ce qu’il y a dans le cœur de cette femme qu’elle exprime comme elle sait le faire sans qu’il laisse une réaction instinctive prendre le dessus.
Plus largement, on peut discerner chez le Christ une attitude juste et équilibrée sans complexe d’Œdipe mal digéré ou de rapports inadéquats avec les hommes et les femmes qui l’entourent. Il n’y a pas de misogynie mal placée, il n’y a pas non plus d’attitudes équivoques, séductrices ou violentes. Jésus est un modèle d’équilibre psychologique dans le respect de l’autre, une chasteté au sens le plus large du terme.
Cette contemplation du Christ homme d’équilibre, donne à réfléchir sur les dernières paroles du Christ et spécialement celles qu’il adresse à sa mère et à Jean au moment de sa mort. Ce n’est pas parce que les enfants sont partis du nid familial que la capacité maternelle ou paternelle a disparu. "Femme, voici ton Fils." Il donne à sa mère de continuer à vivre et exercer sa maternité même s’il ne sera plus là et à travers Jean, c’est auprès de toute l’Église que Marie l’exercera. Quand les enfants quittent le domicile parental, peut-être faut-il se poser la question de savoir comment et auprès de qui cette capacité d’amour, d’éducation, de transmission va s’exercer désormais. Il ne s’agit pas juste de "s’occuper" parce que l’on n’aurait plus rien à faire et que l’on s’ennuierait, mais de prolonger cette capacité auprès d’autres. Ce n’est pas un lot de consolation pour pallier l’absence mais un talent à développer. De nombreuses personnes se mettent au service de l’éducation dans les aumôneries, le catéchisme, le scoutisme, l’accueil d’enfants, le soutien scolaire lorsqu’ils disposent de temps après le départ de leurs enfants. Ainsi, même si les liens uniques et irremplaçables avec leurs propres enfants demeurent, cette absence ouvre à une capacité de don, d’éducation, de transmission renouvelée.
En ce début d’année ce peut être une piste pour continuer à être ce que nous avons été, différemment et plus largement.