« De quoi discutiez-vous en chemin ? » (Mc 9, 33). La question est sympathique, signe que Dieu s’intéresse à nous, à nos discussions et nos problèmes, mais les disciples se taisent, d’autant plus que, peu de temps avant, pour avoir posé la même question, en redescendant de la montagne de la Transfiguration : « De quoi discutiez-vous ? » (Mc 9, 16), Jésus s’était mis en colère : « Génération incroyante, combien de temps resterai-je auprès de vous ? Combien de temps devrai-je vous supporter ? » (Mc 9, 19).
Le Fr. David-Marc d’Hamonville, père abbé d’En-Calcat, explique ainsi la pédagogie de Jésus : « Les disciples s’étaient vexés de n’avoir pas su guérir l’enfant épileptique. Rien ne bloque le dialogue comme une susceptibilité froissée. Il y a un blocage complet des disciples : non seulement ils ne posent plus de questions à Jésus, mais ils ne donnent plus de réponses à ses questions. Alors Jésus reprend l’initiative. Il calme le jeu ; il s’assoit, appelle le cercle le plus proche, les Douze, et fait un geste plein de tendresse : il embrasse un enfant. Quand la parole est bloquée, un geste peut rouvrir la communication ».
Un jeune de 15 ans vient me voir de temps en temps, qui n’est pas baptisé mais dont j’ai baptisé le petit frère qui a 2 ans. La mère est seule, les deux pères les ont abandonnés, physiquement et financièrement. La mère est seule, comme le quart aujourd’hui des parents. Ce garçon vient chercher des explications sur ce qu’il vit. Il se débrouille bien en classe mais il n’a pas d’ami, aucun. Il a peur des autres. Je lui ai dit de faire du sport : il est un peu frêle pour autant qu’on puisse en juger, il passe des heures et des heures devant les jeux vidéo. Pourquoi n’a-t-il pas d’amis ? Il a peur, m’a-t-il dit, des moqueries. Des moqueries, tu en auras toujours. Je pensais à la parole de Jésus : des pauvres, vous en aurez toujours (Jn 12, 8). Les moqueries font partie de la vie : elles sont désagréables mais pas dramatiques et ça va durer toute la vie, partout où tu iras : en groupe, l’être humain n’est pas gentil.
Des moqueries, on n’en meurt pas, normalement. C’est l’illusion de notre société de prétendre les interdire, sous couvert de lutter contre les discriminations : elles existeront toujours, et le rôle de l’éducation est de les limiter — par l’apprentissage du respect de toute personne, en commençant par celle qui est en situation de faiblesse. On ne se moque pas des petits. On ne fait pas non plus un drame des petites vexations de la vie ordinaire. C’était l’avantage des fratries nombreuses où les grands apprenaient à protéger les petits et les petits à s’endurcir. J’ai redit à ce garçon de faire du sport, d’habiter son corps, de s’incarner, de prendre chair, d’aller faire quelques mois de boxe, à un autre on aurait dit de l’escrime, à un autre un sport collectif, à lui j’ai dit : va t’inscrire dans une salle, de boxe, anglaise, française, chinoise, thaï. La boxe te donnera les trois règles de la survie en société : esquiver, encaisser, répondre, l’idéal étant que ça reste verbal.
Jésus leur a donné l’exemple de réponses percutantes, il les a plus d’une fois secoués, comme il a plus d’une fois cloué le bec à ses détracteurs.
Esquiver, encaisser, répondre. Jésus a appris à ses disciples à se tenir sur leurs gardes, à éviter les situations de critiques, des pharisiens et de tous ceux qui ne sont pas des amis de la paix : partez. Il leur a appris ce que les hommes des temps passés savaient mieux que nous : à encaisser, endurer les difficultés et les insultes. Il les avait sortis de leurs habitudes et de leurs milieux, ne parlons pas de confort pour ces hommes qui menaient une vie dure. Dans l’Évangile, on les entend rêver plus souvent que gémir. Et il leur a donné l’exemple de réponses percutantes, il les a plus d’une fois secoués, comme il a plus d’une fois cloué le bec à ses détracteurs.
Esquiver, encaisser, répondre. Ah ! vous n’êtes pas habitués à entendre ça en homélie ? Vous pensiez peut-être que Jésus est un utopiste, qu’il n’a pas grandi au milieu des enfants de son âge, qu’il ne sait pas ce qu’est une meute, qu’une bande de hyènes peut venir à bout d’un tigre ? Un peu de réalisme ! C’est le titre d’un très bon livre sur sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus : le Réalisme spirituel de Thérèse de Lisieux par le père Victor Sion (Cerf), lisez-le pour sa fête dans dix jours.
Thérèse est devenue grande quand elle a cessé de pleurnicher, de se lamenter pour un rien, en l’occurrence la remarque très désagréable de son père à Noël quand elle avait 13 ans. Elle a découvert en pèlerinage à Rome que les prêtres n’étaient pas les saints qu’elle avait idéalisés. Et heureusement qu’elle a eu avec elle au Carmel ses sœurs de sang, Marie l’aînée, Pauline devenue Sœur et Mère Agnès, et Céline, pour supporter la vie religieuse. Quand on ajoute Léonie visitandine, on comprend qu’on ait canonisé les parents, Louis et Zélie.
Nous savons comme un geste de tendresse peut éclairer une journée et une contrariété l’assombrir ! Nous savons surtout la joie à rendre service et aider. « Le Seigneur Jésus lui-même a dit qu’il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Ac 20, 35). Dans tout ce qui nous met en joie, il y a ce qui vient des autres de réconfortant, autant de signes de la bonté et de la Providence de Dieu, mais il y a bien plus l’Esprit-Saint agissant dans nos cœurs. Avant d’être le Consolateur, il est le Protecteur de nos âmes, pour éviter le péché. Esquiver, se dérober aux tentations, aux attaques de l’Adversaire. Encaisser, endurer les difficultés. Répondre au mal par le bien, répondre aux blocages par un geste de tendresse. Esquiver, encaisser, répondre.