Barbe de trois jours, regard clair et sourire franc, Hubert de Boisredon a tout du chef d’entreprise à l’aise dans sa vie. À la tête depuis 2004 d’Armor, groupe industriel français employant 2.000 personnes, il fait partie de cette génération de dirigeants engagés et convaincus que l’entreprise peut être un lieu d’épanouissement de l’homme, que l’on peut faire du profit tout en agissant pour le bien commun "à condition que chaque chose soit mise à sa juste place", lance-t-il comme une évidence. "Le problème n’est pas le profit, le problème est de vouloir à tout prix maximiser le profit au détriment de l’homme".
Si comme le disait Boileau, "ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement", Hubert de Boisredon est donc un convaincu. De longue date. Du début des années 1980 exactement. Il a 18 ans et vient de démarrer une prépa scientifique lorsqu’il vit "une première expérience spirituelle fondatrice". "C’est ce que j’appelle ma rencontre très personnelle avec Dieu. Elle a été une réponse à une angoisse profonde : quel est le sens de ma vie ?". Inconsciemment convaincu qu’il fallait réussir pour être aimé, il s’apprête à s’engager dans un parcours "cochant toutes les cases" lorsque Dieu le rattrape, in extremis, lui permettant ainsi de poser un premier acte de liberté profonde. Se réorientant vers une prépa commerciale, il intègre donc la prestigieuse HEC.
Il distribue la soupe populaire dans le Bronx
Le deuxième épisode "fondateur" que vit Hubert de Boisredon se déroule à New York où il part étudier la finance internationale. "C’était le New York de 1985, Reagan était président et l’économiste libéral Milton Friedman était à la mode", se remémore-t-il. "New York était une ville très sale, très pauvre, c’était le début du sida… et, à côté de ça il y avait écrit sur la première page de mon livre de finance : "Le but de l’entreprise est de maximiser le profit de ses actionnaires"". Sentant en lui un nouveau tiraillement, il décide d’aller dans le Bronx rencontrer les sœurs de Mère Teresa. "Elles m’ont proposé de distribuer la soupe populaire et de rencontrer des malades du sida", résume-t-il. Son année s’écoule ainsi entre deux extrêmes : "J’habitais chez Mme Roosevelt dans un quartier huppé et j’étudias la finance internationale mais le matin j’allais systématiquement dans le quartier le plus pauvre de la ville, chez les sœurs". De cette expérience, il en tire une certitude : "J’ai voulu poursuivre cette quête, cette rencontre des plus pauvres en utilisant ce que j’avais appris dans mes études de gestion".
Ces jeunes qui cherchaient à redresser leur vie m’ont permis de comprendre que j’avais moi aussi mes pauvretés, moi aussi mes faiblesses.
Le voilà donc parti pour deux ans de coopération au Chili… où il restera finalement sept ans, ayant fondé avec un ami et sa future femme, Marianne, une institution financière de microcrédits dans les quartiers pauvres de la capitale, Santiago. "Ça été un moment de lâcher prise, de réponse à un élan intérieur, un souffle extraordinaire", confie-t-il en souriant. "Ce n’était pas un moment facile car je recevais sans arrêt des messages du style “Tu vas mettre ta carrière en l’air”, “Tu vas être considéré comme un humanitaire”… Mais quelque chose de plus fort me disait que si je n’allais pas au bout de cette expérience, ma vie n’aurait aucun sens." Sur place, il est marqué par sa rencontre avec des jeunes qui cherchent à sortir de la drogue. "Ces jeunes qui cherchaient à redresser leur vie m’ont permis de comprendre que j’avais moi aussi mes pauvretés, moi aussi mes faiblesses. Et qu’il n’y avait qu’une seule réponse à cela : ne pas rester seul, dire simplement à l’autre qu’on a besoin d’aide".
Un grave accident de voiture de Marianne, et une longue convalescence pour lui après avoir attrapé une hépatite virale, fait revenir définitivement le couple en France. "J’ai réalisé que l’équipe chilienne que j’avais formé au Chili avait complètement pris le projet en main. Elle était mûre pour prendre le relai", résume-t-il. Le moment est donc venu pour Hubert de Boisredon de transmettre. "D’un point de vue spirituel j’ai compris ce que disait Jésus dans son Ascension : “Il est bon que je m’en aille”", détaille-t-il. "C’est très difficile car lorsqu’on fonde une association, une entreprise, on y met tout son cœur, ses tripes. Mais j’ai perçu que m’y accrocher allait empêcher la vie de circuler et empêcher l’équipe chilienne de prendre le relai. Accepter de partir, c’était laisser la vie continuer et, pour moi, continuer à suivre l’Esprit saint. C’était accepter de se détacher pour retrouver ma liberté fondamentale d’enfant de Dieu."
Désormais marié et père de famille, Hubert de Boisredon poursuit sa carrière, contre toute-attente, au sein du groupe international de chimie Rhône-Poulenc (devenu Rhodia, puis Solvay). "Je ne connaissais rien à la chimie, à la grande entreprise, au marketing industriel… mais le DRH a choisi de valoriser ce que j’étais, à savoir oser prendre des risques et sortir des sentiers battus." Il passera notamment sept ans en Asie à négocier avec des sociétés chinoises, avec le parti communiste chinois, pour le compte de son entreprise. "C’était passionnant de participer à cette Chine en pleine évolution, de mesurer l’enjeu de l’ouverture de la Chine au capitalisme… et les dangers que cela représentait", détaille-t-il. Si cette expérience est d’une grande richesse, il y mesure également l’écart qu’il peut y avoir entre ses convictions et la réalité. "J’ai vu des sociétés chinoises évacuer tranquillement leurs produits chimiques dans les nappes phréatiques, j’ai vu des salariés travailler sans aucun équipement de protection… On ne parlait pas encore de développement durable mais cela a forgé ma conviction que l’entreprise ne peut pas ne pas être engagée pour les personnes, pour l’environnement".
Des désaccords entre ses convictions et ce qu’il devait faire, Hubert de Boisredon en a eu plusieurs. "C’est d’ailleurs ces écarts qui m’ont poussé à m’engager !", assure-t-il. "Nous avons eu des débats houleux concernant cette société qui rejetait ses produits dans les nappes phréatiques. Quand je montais au créneau on me répondait : "Si on corrige ça, notre coût va augmenter et nous allons être moins rentables par rapport aux concurrents chinois"". Mais il faut garder le cap. Pour lui, le chrétien, et plus largement la personne de conviction, doit être en première ligne. Il doit se laisser travailler, tirailler par ces questionnements. Mais avec, au fond de lui-même, "cette envie, dans ses tripes, de trouver une solution".
Le pire est de se résigner à l’inacceptable, de capituler.
"Ce qui est grave pour moi, c’est quand on s’installe, quand on accepte des situations inacceptables comme la pauvreté extrême dans certains pays, quand on accepte que la terre brûle, quand on accepte que des migrants meurent dans un bateau, que des personnes handicapées soient marginalisées", lance-t-il dans un souffle. "Le pire est de se résigner à l’inacceptable, de capituler". "Le chrétien, la personne engagée, est celui qui n’accepte pas, qui va jusqu’au bout en se confrontant à sa liberté, en confrontant au risque de tout perdre : son job, sa réputation", reprend-t-il. Et Hubert de Boisredon en a fait l’expérience. Après sept ans en Asie il rentre en France où il s’oppose au patron de la division pour laquelle il travaillait. "C’était quelqu’un de très brillant mais qui pratiquait un management par la pression, la peur. Il a voulu me forcer à délocaliser mes équipes aux États-Unis alors qu’il n’y avait aucun sens stratégique", se souvient-il. Ne pouvant l’accepter et n’ayant pas réussi à convaincre, il finit part partir. "Quand on va jusqu’au bout de ses convictions en essayant d’être cohérent, on peut en payer le prix. C’est douloureux, mais paradoxalement, quand c’est le fruit d’une fidélité, ce qui apparaît être un échec est une victoire", reconnaît-il. "La mort du Christ sur la croix est un échec ? Non c’est la victoire de l’amour et la bonne nouvelle c’est qu’il est ressuscité".
Hubert de Boisredon suit donc, une nouvelle fois, l’Esprit. "Je me suis laissé guider par cette source, cette présence intérieure qui m’habite et me dit : je suis avec toi, je te précède, ta vie est importante pour moi", souligne le chef d’entreprise. Il décrit une impression d’être sans arrêt encouragé, accompagné, précédé par quelqu’un qui lui ouvre les portes et qui "l’appelle et qui l’invite à être son collaborateur, son associé, son disciple pour contribuer à construire un monde plus humain et plus juste". Quelques secondes s’écoulent puis il demande. "Je ne sais pas si c’est très clair ce que je viens de dire ?". Pas toujours facile de parler de l’Esprit saint, même – et surtout – pour un patron !
Se laisser habiter par l'Esprit saint
Car depuis 2004, Hubert de Boisredon, accompagné de l’Esprit, a pris la direction de l’entreprise industrielle Armor. Spécialiste des consommables d’impression, il a impulsé une dynamique de croissance au sein de l’entreprise afin de devenir leader mondial dans les consommables qui impriment les étiquettes code-barres et l’impression variable sur emballage. "Chez Armor, une entreprise de 2.000 personnes, industrielle et internationale, j’ai eu l’opportunité d’œuvrer pour transformer cette entreprise de l’intérieur par ma direction, notamment par un management de la confiance", assure-t-il. "L’expérience douloureuse du management par la pression et par la peur a ancré en moi l’importance fondamentale d’avoir un management par la confiance. De la même manière, voir ce qui se passe quand une entreprise ne respecte pas la santé ou la sécurité des personnes a ancré en moi l’extrême importance de l’engagement de l’entreprise dans le développement durable". Concrètement, Hubert de Boisredon a instauré l’actionnariat salarié dans l’entreprise – qui compte aujourd’hui 500 salariés actionnaires – mais aussi l’emploi des personnes handicapées, l’accueil de la jeunesse avec des contrats en alternance (une soixantaine), l’intégration dans l’économie circulaire…
Porter sa vision chez Armor "n’a pas été facile dans le sens où ce que j’ai proposé a été une vraie rupture : oser croire qu’on avait une mission au-delà de ce qui était imaginé au départ", explique-t-il. "Mais cela a été facile au sens où je me suis appuyé sur ce qui était déjà là, présent dans les équipes. Je me rends compte que les individus ont inscrit au cœur d’eux-mêmes une envie de trouver du sens à leur travail et d’améliorer la société. Cette vision-là est partagée par tous", reprend encore Hubert de Boisredon. "C’est le rôle du dirigeant de réveiller cette envie".
Sa recette ? "Écouter les aspirations". L’équilibre nécessaire entre recherche du profit et recherche du bien commun "est déjà présent chez de nombreux patrons de petites et moyennes entreprises, d’entreprises familiales", assure-t-il. "Mais il est beaucoup moins partagé dans les entreprises soumises à une pression de la finance traditionnelle comme la Bourse ou les fonds d’investissement classiques". "Le rôle du dirigeant engagé est de montrer que l’entreprise peut être un outil extraordinaire de transformation du monde si on l’oriente au service du bien commun", confie Hubert de Boisredon. "Les réponses aux questions que l’on se pose en tant que patron engagé, je les trouve souvent en revenant à cette expérience première où se rejoignent l’amour que je reçois, cet appel à une liberté profonde et cette confiance que l’Esprit me guide", reprend-t-il. "Cet Esprit saint est en moi et il agit. C’est une vision spirituelle du Dieu créateur, créant. Dieu n’a pas créé le monde une fois pour toute et le contemple de là-haut. Il continue de créer le monde à chaque instant et nous propose de participer à sa création. Il nous propose à chacun, croyant et non-croyant, d’être co-créateur avec lui de ce mouvement et ainsi nous fait participants de sa mission de création et de Salut".