Nos « frères aînés », comme les a salués saint Jean Paul II en 1986 lors de sa visite historique à la Grande Synagogue de Rome, entrent ces jours-ci dans un cycle de grandes fêtes : Roch Hachana, Yom Kippour et Souccot. Ces noms sont un peu mystérieux. Ce qui est célébré-là ne nous est pourtant pas étranger, et invite à sonder ce que Jacques Maritain appelle « le mystère d’Israël », dont la perception chrétienne s’est approfondie dans le siècle écoulé.
Il ne peut être ici question d’expliquer à fond tout ce que signifient ces fêtes. S’il nous revient d’en être curieux, en tant que « greffés » sur Israël (selon saint Paul en Romains 11, 17), il faut laisser aux juifs eux-mêmes non seulement le soin, mais encore la liberté de le faire, puisque cela leur appartient. C’est de même qu’il vaut mieux laisser l’apôtre, et à sa suite toute l’Église, plutôt que des spécialistes de « sciences humaines », exposer et déployer le mystère du Christ. Comme le dit encore saint Paul juste après au païen baptisé de Rome, « ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte » (Rm 11, 18).
Il suffira ici de rappeler que Roch Hachana, c’est le Nouvel An juif, que Souccot est une fête de la récolte devenue commémoration de la sortie d’Égypte, et qu’entre deux Yom Kippour, c’est le Jour du Grand Pardon. Cette dernière appellation est assez suggestive : il s’agit de commémorer la miséricorde du Tout-Puissant après que le peuple a adoré le veau d’or pendant que Moïse recevait la Loi au Sinaï. Souccot rappelle l’errance des Hébreux dans le désert sous la protection divine. Roch Hachana, en revanche, n’a pas d’origine précise dans la Bible et s’est imposé dans la tradition rabbinique postérieure au Christ.
Cette fête du Nouvel An n’en est que plus intéressante. Car elle révèle que le judaïsme ne s’est pas figé il y a 2000 ans. L’image qui ainsi s’affine et se renouvelle est celle non plus des racines, enfouies sous terre, invisibles et trop facilement oubliées, mais de la source qui n’a pas tari et reste vive, puisque Dieu reste fidèle à ses promesses, comme Paul (aussi juif que chrétien, voir Ph 3, 5-6) le répète aux Romains (9, 4 et 6 ; 11, 1 et 29).
Roch Hachana marque à la fois l’anniversaire de la création du monde et l’annonce du jugement dernier. C’est une invitation à l’examen de conscience, à la réconciliation, au jeûne, aux abstinences, à la lecture de la Loi et de psaumes, aux offices à la synagogue, à des repas familiaux avec toutes sortes de rites et de mets qui ont une valeur mémorielle et symbolique. Dix jours de pénitence suivent, jusqu’au Kippour, où l’expiation des fautes, la méditation sur la condition humaine et sur la bonté divine débouchent sur une joie qui s’exprime cinq jours plus tard à l’occasion de Souccot, où grâces sont rendues pour les bienfaits reçus dans l’année.
L’intérêt des chrétiens pour la piété et la spiritualité juives afin de mieux recevoir et comprendre leur propre foi est sans doute une avancée du XXe siècle. Elle a été nourrie chez les catholiques par la redécouverte du Premier Testament, qui ne pouvait pas être abandonné à une critique universitaire incapable d’y voir la Parole vivante de Dieu et n’y trouvant que la lettre morte de documents anciens d’une authenticité douteuse. Cette réappropriation des Écritures a inspiré les renouveaux de la théologie (en revenant aux Pères de l’Église, dont les œuvres sont souvent des commentaires de la Bible) et de la liturgie.
Il est remarquable que ce ressourcement ne se limite pas à la religion d’Israël avant le Christ, mais prend en compte l’expérience des communautés juives contemporaines. Dans sa version la plus inhumaine — la Shoah des nazis —, l’antisémitisme s’avère décidément incompatible avec le christianisme. Le père de Lubac l’écrit et le diffuse clandestinement pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans ses conférences à l’Institut catholique de Paris en 1950, où il encourage les catholiques à se plonger dans la Bible pour y revitaliser leur foi, le père Bouyer n’hésite pas à soutenir que les chrétiens ont toujours besoin des juifs pour recevoir l’héritage dont ceux-ci demeurent porteurs.
Tout ceci conduit à la déclaration Nostra aetate de Vatican II en 1965, qui « recommande la connaissance et l’estime mutuelles », ainsi qu’aux paroles et aux gestes de saint Jean Paul II, dont la « repentance » pour les persécutions infligées aux juifs par des chrétiens au fil des siècles. Il faut ajouter la décision prise par saint Paul VI en 1974 de rattacher les relations avec le judaïsme au Secrétariat pour l’Unité, donc à l’œcuménisme, et non au dialogue interreligieux comme avec les musulmans ou les bouddhistes.
En 2015, une commission théologique du Vatican reconnaît même que les juifs gardent « une part dans le salut » même s’ils ne voient pas en Jésus de Nazareth le Messie...
En 2015, une commission théologique du Vatican reconnaît même que les juifs gardent « une part dans le salut » même s’ils ne voient pas en Jésus de Nazareth le Messie promis, et que les chrétiens, s’ils doivent témoigner devant eux de leur foi, doivent le faire « avec humilité » et sans chercher systématiquement à les convertir. L’idée est qu’à la fin des temps, le peuple de Dieu sera « Israël et l’Église », lorsque cette dernière aura en quelque sorte fait le plein de païens baptisés, conformément à la vision de saint Paul (Rm 11, 25).
Il importe de souligner que les efforts de rapprochement ne sont pas unilatéraux. Les juifs s’y sont ouverts. Jules Isaac est une figure exemplaire. Célèbre auteur (avec Albert Malet) de manuels d’histoire, il échappe de peu à la Shoah et saisit que l’antisémitisme a été facilité par le mépris des chrétiens pour les juifs (bien que le magistère ait toujours réprouvé l’opinion que l’Église aurait pris la place d’Israël qui s’en serait rendu indigne en rejetant et même tuant le Messie). Il va voir Pie XII puis saint Jean XXIII et est écouté. Juif mais non observant, il a étudié les évangiles et ne s’y est pas senti dépaysé. Sa demande de reconnaissance rejoint la découverte par les chrétiens du judaïsme vivant. Il participe, avec le grand rabbin Jacob Kaplan, héros de la résistance, à la création de l’Amitié judéo-chrétienne de France en 1948.
Plus largement, nos « frères aînés » semblent désormais affrontés à un double défi : d’une part préserver, avec leur culture religieuse, leur identité distincte et singulière ; d’autre part répondre à leur vocation de peuple témoin du dessein de l’Éternel, en contribuant au bien commun de l’humanité, en dialoguant et coopérant avec d’autres croyances et institutions. Aujourd’hui où l’antisémitisme est plus explicitement condamné (bien qu’il n’ait, hélas, pas disparu), les juifs n’ont plus à se retrancher dans des ghettos où ils ne sont plus relégués.
Mais nous devons rester conscients que nous posons aux juifs une épineuse question symétrique de celle que soulève l’intuition que leur religion n’est, en un sens profond, pas une autre que la nôtre : les chrétiens sont-ils des goyim (des « gentils », des païens) ordinaires, ou bien ont-ils part à l’Alliance puisqu’ils assurent se soumettre à la Loi de Moïse ? Et les juifs baptisés restent-ils fils d’Israël ? C’est la provocation qu’a fait resurgir le cardinal Lustiger. Il reste, Dieu merci, aux uns et aux autres du chemin à faire. L’Histoire n’est pas achevée.