En ce temps où l’Amérique cherche en vain qui blâmer pour sa déconfiture en Afghanistan et où l’Église du pays a du mal à reconnaître l’actuel président comme un des siens, un de ses intellectuels catholiques les plus lucides, positifs et entreprenants, vient de succomber à un cancer foudroyant à l’âge de 58 ans. C’était un colosse barbu, fumeur de pipe et amateur de bons vins. Sa disparition laisse un vide, mais aussi un héritage à faire fructifier et qui peut inspirer.
C’est à Chicago, la grande ville du Midwest américain qui, par son importance économique, sa population, son histoire et son architecture, vaut largement bien des capitales européennes, que Thomas Levergood, originaire du Michigan voisin, étudie la littérature, les sciences politiques et l’économie à l’université fondée par l’illustre John D. Rockefeller et devenue une pépinière de prix Nobel. Aux sciences humaines, le jeune homme ajoute la théologie : baptisé épiscopalien (version de l’anglicanisme pour l’exportation), il perçoit vite la fécondité de la tradition catholique et ce que lui doivent — même sans le savoir — les idéaux américains. Il demande donc à être reçu dans l’Église romaine.
Mais il est aussi conscient de ce que le Nouveau Monde doit à l’Ancien, et va donc compléter sa formation à Paris (à l’École pratique des hautes Études en Sciences sociales, EHESS) et à Munich. Il y acquiert une aisance en français et en allemand qui est rare chez les universitaires américains. Et il découvre également les ressources de la créativité catholique au XXe siècle : Romano Guardini, Hans Urs von Balthasar, Henri de Lubac, Jean Daniélou, Yves Congar, Louis Bouyer, Joseph Ratzinger… et encore Claudel, Péguy, Bernanos… Pour lui, ils ne remplacent pas et au contraire prolongent et actualisent les écoles augustinienne, bénédictine, franciscaine, thomiste, carmélitaine, jésuite, etc., qui ne s’excluent pas mutuellement.
Il pense à devenir prêtre, voire moine. Pourtant, de retour à Chicago, il se voit embarqué par son université dans sa Commission de Pensée sociale (Committee on Social Thought), centre interdisciplinaire créé en 1941 pour permettre des échanges entre philosophes, économistes, historiens, scientifiques, écrivains, artistes et théologiens sur les idées qui, de fait, structurent toute société en construisant une vision du monde et de l’homme, définissant ainsi des identités communautaires et personnelles pour finalement motiver les choix aussi bien collectifs qu’individuels. Au fil des années, des célébrités aussi diverses que Hannah Arendt, Saul Bellow, Allan Bloom, John Coetzee, Mircea Eliade, T.S. Eliot, François Furet, Friedrich Hayek, Leszek Kolakowski ou Paul Ricœur appartiennent à cette commission.
Son intense activité ne contrarie pas son engagement spirituel et le stimule plutôt...
Au sein de ce think tank où il s’investit à fond, Thomas Levergood fait preuve de qualités exceptionnelles d’organisateur et coordinateur, avec l’art non seulement de mobiliser les compétences et de les amener à coopérer, mais encore de faire connaître les enjeux et les fruits de ces échanges et ainsi d’en financer la poursuite et le développement. Il lui apparaît en même temps, car son intense activité ne contrarie pas son engagement spirituel et le stimule plutôt, que la doctrine sociale de l’Église est une contribution essentielle à tout ce travail, en raison de sa capacité, puisée dans l’affrontement aux mystères du mal et de l’Histoire depuis la Création, à prendre en compte et intégrer les réelles avancées des recherches profanes.
Ces savoir-faire et cette conviction l’amènent à fonder en 1997, toujours dans le cadre de l’Université de Chicago, le Lumen Christi Institute. Le but est de donner aux enseignants, chercheurs et étudiants, catholiques ou non, accès à la plénitude de la tradition de l’Église romaine en tant que ressource toujours vive et même vitale pour la culture contemporaine. Cela se fait sous la forme de cours, de conférences, de colloques et de sessions, avec le concours de professeurs et de personnalités invités. L’institut accueille aussi pour un ou plusieurs semestres des fellows, étudiants qui participent aux rencontres tout en se livrant à un travail personnel de recherche, ainsi que des écrivains et des artistes « en résidence ».
Lumen Christi est installé dans une grande et belle maison au cœur du campus de l’Université de Chicago, et a parrainé la création d’instituts semblables dans les universités de Virginie, de Pennsylvanie, de Californie du Sud, de Harvard et même à Uppsala en Suède. Tout cela est bien sûr en relation avec les médias et les universités catholiques et avec le diocèse de Chicago. Thomas Levergood n’a pas seulement eu le soutien du cardinal Francis George, archevêque de 1997 à 2014. Il l’a aussi aidé à concevoir et rédiger les trois livres que publia ce prélat docteur en philosophie sur la portée de la foi dans la vie culturelle et sociale.
Le fondateur de Lumen Christi a encore été l’instigateur de CREDO (Catholic Research Economists Discussion Organization : organisme de recherches et d’échanges d’économistes catholiques), et l’inspirateur de la Society of Catholic Scientists (association des scientifiques catholiques). Tout cela est bien sûr possible aux États-Unis, où les religions ont droit de cité dans les établissements d’enseignement supérieur, qu’ils soient privés ou d’état, et où la culture est (de même que l’action caritative) financée par le mécénat tant d’individus au niveau local que de grandes fondations à l’échelle nationale, voire internationale.
Cependant, le principal mérite de Thomas Levergood — et ce qu’il lègue, y compris à nous en Europe —, ce n’est pas d’avoir été un surdoué pour l’organisation et les levées de fonds, mais peut-être deux convictions. La première est que le monde a plus que jamais besoin de ce qu’il appelait « la sagesse catholique ». Celle-ci consiste à faire passer le bien commun avant les intérêts particuliers, que ceux-ci soient économiques et stratégiques ou visent à ériger en droits des désirs strictement individuels et égocentrés, comme ceux d’avoir ou pas des enfants, de se marier avec une personne du même sexe ou bien de mettre fin à ses jours.
Dans ses trop rares articles et plus encore par toute son action, le fondateur de Lumen Christi insiste sur le caractère universel, objectif, rationnel, donc partageable avec tous, de cette sagesse, et aussi sur la possibilité et la nécessité de faire en sorte qu’elle soit garantie et enseignée par les lois — ce qui définit à la fois le besoin de consensus et l’enjeu du politique.
Cet œcuménisme, retentissement de la catholicité dans la sphère du profane, a sa source au sein de l’Église — et c’est la seconde leçon que laisse Thomas Levergood : rien n’est à rejeter de la tradition catholique, que ce soit en spiritualité ou en théologie. Les circonstances peuvent amener à tirer parti de telle ou telle ligne de pensée ou orientation mystique. Elles peuvent conduire également à vérifier ce que saint John Henry Newman appelait « le pouvoir d’assimilation de la vérité », par exemple en accueillant sans privilégier ni exclure l’un ou l’autre les deux grands renouveaux — phénoménologique et analytique — de la philosophie au XXe siècle.