L’entrée des talibans dans Kaboul ravive les souvenirs d’il y a vingt ans : l’assassinat du commandant Massoud le 9 septembre 2001, les attentats du 11, deux jours plus tard, l’intervention militaire d’une vaste coalition en octobre ; le basculement dans un nouveau monde, le sentiment que le XXIe siècle venait de commencer et qu’il serait américain. Deux décennies plus tard, les Américains n’ont pas encore fini de rapatrier leurs personnels de Kaboul que les talibans sont déjà installés au palais présidentiel. Le gouvernement qu’ils ont maintenu en place et les forces de sécurité formées à coups de milliards ne comptent plus ; tout s’est envolé en quelques heures quand, la semaine dernière encore, beaucoup pensaient que les talibans ne prendraient pas la capitale.
Ne voyons pas dans ce chassé-croisé un retour en arrière, comme si la situation afghane revenait à celle de 2001 : c’est bien l’histoire qui avance et nous ne sommes ni à Saïgon en 1975 ni face aux Twin towers en 2001. Effet de génération d’abord : les hommes de 2001 ont vingt ans de plus ; effet de la marche du monde enfin : les acteurs d’aujourd'hui ne sont plus ceux d’hier.
Les talibans ont fait preuve d’un grand sens tactique, sachant se trouver des alliés sur la scène internationale et négocier avec les clans afghans. Leurs chefs ont réussi une prouesse militaire qui restera dans les annales de la guerre révolutionnaire, avec un budget et une qualité de matériel très faibles. Leur contrôle du pays a reposé sur une infiltration commencée dès leur départ en 2002. Ils ont su se reconstruire à l’abri de la protection pakistanaise, recruter et former des hommes, maintenir vivante la volonté de la conquête. Tout au long de la dernière décennie, ils ont créé des cellules dormantes qui ont été activées au bon moment quand ils ont commencé leur reconquête du pays. À Kaboul notamment, les talibans n’ont pas eu besoin de combattre pour entrer dans la ville, s’appuyant sur plusieurs dizaines de milliers d’agents "dormants" qui leur ont ouvert les portes de la ville. Une stratégie militaire remarquablement menée appuyée sur une volonté farouche et une foi inébranlable dans leur combat.
Face à eux, des Américains désireux de quitter un pays où ils ont englouti des milliards de dollars et des milliers de soldats morts et blessés, une armée afghane qui n’a pas levé le doigt pour combattre et un gouvernement corrompu qui a préféré fuir plutôt que de tenter de conserver son pouvoir. La volonté et la détermination des talibans expliquent en grande partie leur succès.
Avant de partir à l’assaut du pays, les talibans ont pris soin de négocier avec les clans afghans pour s’assurer de leur adhésion tacite et de leur non-intervention. Ils ont aussi négocié avec les Américains et les puissances régionales, dont la Chine et l’Iran, montrant ainsi qu’ils maîtrisent les rouages de la diplomatie mondiale.
Le paysage régional de 2021 n’a plus rien à voir avec celui de 2001. La Russie est de nouveau un grand acteur et la Chine affiche ses ambitions en plein jour. En 2001, les États-Unis étaient seuls et légitimes. Vingt ans plus tard, ils sont une puissance parmi d’autres et leur légitimité est écornée. La Russie a d’ores et déjà annoncé le maintien de son ambassadeur à Kaboul, preuve de sa bonne entente avec le nouveau régime. Le Pakistan soutient sans aucun complexe les talibans, espérant pouvoir s’appuyer sur eux dans leur lutte contre l’Inde. Quant à la Chine, elle ne tentera rien pour l’instant, mais envisage de faire de l’Afghanistan un pivot de sa route de la soie en Asie centrale. Loin d’être un tombeau des empires, l’Afghanistan aiguise leurs appétits.
L’histoire est loin d’être finie. Ce qui s’écrit sous nos yeux depuis quelques jours peut conduire à des conséquences lourdes dans la décennie qui vient. Les talibans ont certes pris le pays, mais il leur reste désormais le plus dur : le tenir et le contrôler. L’Afghanistan est d’abord un territoire de peuples, de clans et de tribus avec lesquels il faut sans cesse composer. Mener une opération éclair est une chose, prendre le contrôle du pays en est une autre.
L’Afghanistan produit près de 90% du pavot et de l’héroïne mondiale, une drogue qui est à la fois une arme contre l’Occident de par les ravages qu’elle provoque dans sa population et un carburant pour financer le combat militaire. Le contrôle de la production et de la vente de cette ressource essentielle sera l’un des enjeux des mois à venir. Autre enjeu, la place du Pakistan, puissance nucléaire, ennemi de l’Inde et allié tactique de la Chine. S’appuyer sur un gouvernement à Kaboul qui lui est favorable sera pour lui un moyen de peser dans la région.
Enfin, c’est le leadership du monde musulman qui va se jouer dans les montagnes afghanes. Pour l’instant, celui-ci est entre les mains des Arabes, que ce soit les Séoud, les Qataris ou les combattants d’Aqmi et de Daesh. Le barycentre de l’islam politique et révolutionnaire pourrait passer du monde arabe à l’Asie centrale. Là se trouvent les pays musulmans les plus peuplés (Pakistan, Iran, Bangladesh) et, avec l’Inde, une très forte minorité musulmane. Le rêve de gloire des empires passés pourrait renaître dans ces pays, avec la volonté de s’affirmer comme les grandes puissances musulmanes de demain. Ce qui se passe aujourd'hui à Kaboul contraindra le Maghreb et le Machrek à réagir. Loin d’être revenu vingt ans en arrière, nous voilà projetés dans les deux décennies à venir.