Quand un pape meurt, les choses sont très claires d’un point de vue canonique : le pouvoir est confié, pendant la période de vacance, à un camerlingue. Ce dernier, choisi au préalable par le pontife, prend alors en charge les affaires courantes jusqu’à l’élection du nouveau pape. Aujourd’hui, si le pape François venait à mourir, ce serait le cardinal américain Kevin Farrell, actuel camerlingue, qui tiendrait, pendant quelques jours, les rênes du plus petit État du monde.
Mais le droit canon ne prévoit pas tout. Il existe une zone grise à partir du moment où le pape rentre à l’hôpital. Dans le cas présent, le Souverain pontife est pleinement conscient et la question de la gouvernance ne se pose pas : rien ne change. Le pape poursuit son service "même depuis un lit d’hôpital", a assuré le 7 juin dernier cardinal Pietro Parolin, secrétaire d’État du Saint-Siège, assurant qu’aucune délégation de pouvoir n’était prévue, y compris pendant son anesthésie.
L’impossible « empêchement » d’un pape
Mais que se passerait-il dans le cas où un pontife se retrouverait par exemple dans le coma ou souffrirait d’une incapacité mentale chronique de gouverner ? Que faire si le pape devenait physiquement ou mentalement incapable de gouverner, mais aussi de renoncer ?
Le pape "est le seul à pouvoir renoncer librement à son pouvoir", précise le canoniste. Comme le rappelle le site jésuite America, le droit canonique prévoit un motif d’ "empêchement" pour les évêques, qui permet de leur retirer la responsabilité de leur diocèse en cas de "captivité, bannissement, exil ou incapacité". C’est alors l’évêque auxiliaire ou le vicaire général qui prend la tête du diocèse en attendant qu’un successeur soit nommé. Si on appliquait ce canon au cas du pape en considérant qu’il est évêque de Rome, cela signifierait que ce serait son vicaire pour le diocèse, le cardinal Angelo De Donatis, qui devrait prendre le relais.
"Théoriquement, on ne dispose pas des critères pour empêcher un pape en incapacité de gouverner."
Cependant, l’évêque de Rome n’est pas un évêque comme les autres, comme l’indique le canon 335. Celui-ci prévoit le cas où le Saint-Siège se trouve "vacant ou entièrement empêché". Cependant, dans une telle situation, "rien ne doit être entrepris de nouveau dans le gouvernement de l’Église tout entière" pendant une telle période.
La question de l’incapacité de gouverner d’un pape est en fait une véritable "lacune" dans le droit canon, reconnaît un canoniste qui a travaillé sur la question au plus haut niveau et préfère rester anonyme. "Théoriquement, on ne dispose pas des critères pour empêcher un pape en incapacité de gouverner". Résultat : si la situation se présentait, le juriste devrait "interpréter" les rares éléments existants afin de trouver une solution.
Cette aporie a embarrassé plusieurs prédécesseurs du pape François, en particulier les papes venant après la Seconde Guerre mondiale – la raison principale étant l’augmentation significative de leur durée de vie du fait des progrès effectués par la médecine pendant ces années. Cependant, l’incapacité médicale ne fut pas la seule éventualité envisagée par un pontife.
Pie XII : « Ils emmèneront le cardinal Pacelli, pas le pape »
Se souvenant sans doute des enlèvements dramatiques des papes Pie VI et Pie VII pendant la Révolution française, Pie XII envisagea la question de l’incapacité de gouverner. Enfermé dans le Vatican pendant la Seconde guerre mondiale, le pontife avait en effet pris très au sérieux le risque qu’il courait face à la menace nazie.
Selon son substitut à la secrétairerie d’État, Mgr Domenico Tardini, le pape avait mis en place des contre-mesures précises dans le cas où le IIIe Reich en venait à le viser directement. Il aurait notamment préparé une lettre dans laquelle il déclarait sa démission, donnant des instructions pour que les cardinaux élisent son successeur. "S’ils me kidnappent, ils emmèneront le cardinal Pacelli, mais pas le pape", aurait affirmé Pie XII.
Les précautions du pontife italien étaient loin d’être superflues. En effet, quand Mussolini, sous la pression des Alliés, fut renversé par la population italienne en 1943, les Allemands échafaudèrent un plan de représailles pour enlever et assassiner le chef de l’Église catholique, sans le mettre à exécution.
La lettre de Paul VI
L’historien Roberto Rusconi rapporte que la question de l’incapacité a aussi été envisagée par son successeur, Jean XXIII. Le “bon pape” s’était interrogé pendant son pontificat sur la possibilité de renoncer à cause de son état de santé précaire, mis à mal par la lourde tâche du Concile Vatican II.
Le pape suivant, Paul VI, avait pour sa part publiquement écarté la possibilité d’une renonciation. Néanmoins, en 1965, il écrivit plusieurs lettres au doyen du Collège cardinalice dans lesquelles il évoquait la possibilité, dans le cas où il se trouverait dans le coma, ou serait frappé de démence, de pouvoir être empêché et remplacé, après un nouveau conclave, par un autre pape.
Ces lettres n’ont cependant pas valeur légale, même si elles font partie du "magistère informel" de l’ancien pontife, explique le canoniste interrogé par I.MEDIA. Cette correspondance a été exhumée bien après sa mort, mais rien ne permet de penser qu’elle aurait permis d’enclencher une phase de vacance si le pape italien s’était trouvé dans une situation d’incapacité.
Le projet de canon de Benoît XVI
Le pape le plus préoccupé par cette possibilité fut Benoît XVI. En 2005, le pontife allemand sorti très marqué par la longue agonie de Jean-Paul II pendant les dernières années de son pontificat. Au plus près du pouvoir, il fut témoin de cette période d’instabilité, notamment du point de vue de la gouvernance de l’Église, ce qui le décida à imaginer des réponses.
Il aurait demandé au cardinal Julian Herranz, alors président du Conseil pontifical pour les textes législatifs, de rédiger un canon pour combler le vide juridique existant. Un tâche qui fut menée à bout, et prévoyait que l’empêchement pourrait être décidé par le Collège cardinalice, sur convocation de son doyen. Selon ce projet, après avoir mené une enquête et consulté notamment des experts médicaux, les cardinaux seraient en droit de mettre solennellement fin au pontificat et d’ouvrir la période traditionnelle de vacance du pouvoir en vue d’un conclave.
Cependant, le canon, bien que présenté au chef de l’Église catholique à l’époque, n’a jamais été promulgué. Benoît XVI n’en a cependant pas eu besoin : il a en effet trouvé une autre réponse à la question qu’il se posait.
Parce qu’il craignait d’être en incapacité de gouverner du fait de sa santé fragile, le 265e pape a finalement décidé, à la stupeur générale, de renoncer préventivement au ministère pétrinien en 2013.
Dans un entretien avec son biographe Peter Seewald, l’Allemand avait confirmé que c’était bien la question de sa santé – et donc son incapacité à effectuer de longs voyages, en particulier les JMJ prévues au Brésil pendant l’été 2013 – qui l’avait décidé à mettre fin à son pontificat.
La “renonciation préventive” de Benoît XVI était un moyen détourné de répondre à l’aporie juridique que représente une situation d’incapacité pour un pontife. Le "vide juridique" reste irrésolu, confirme le professeur de droit canon. "Si une telle situation venait à arriver, on serait en terrain inconnu", conclut-il.
Le pape François et la renonciation
Lors de son opération du 7 juin 2023, le pape François a dû subir une anesthésie générale, lui qui avait pourtant affirmé ne pas souhaiter y avoir recours après sa précédent opération au côlon en 2021. Après avoir opéré le pontife avec succès pour la deuxième fois, le chirurgien Sergio Alfieri a insisté sur le fait que le pape n’avait rien en soi contre les anesthésies générales, mais expliqué que "personne n’aime être endormi".
Le problème, pour François, pourrait être d’ordre juridique. "Il n’existe pas de possibilité d’empêchement comme c’est par exemple le cas dans le droit américain", explique le canoniste. Le président des États-Unis, s’il est anesthésié, cède temporairement son pouvoir au vice-président ; en France, cette délégation du pouvoir exécutif est confiée au Premier ministre. En droit constitutionnel, la procédure d’empêchement concerne une personne élue : or, si le pape est bien élu par le collège cardinalice, c’est son "acceptation" de son élection, et donc de l’action de l’Esprit saint, qui lui confère son pouvoir, "pas son élection".
"Il n’existe pas de possibilité d’empêchement comme c’est par exemple le cas dans le droit américain."
En conséquence, le Saint-Siège a été dirigé, pendant les trois heures de l’anesthésie, par le pape, bien qu’il soit en incapacité totale de prendre une décision si nécessaire. François sait le risque que représente une telle situation si elle est plus durable : en janvier dernier, peu après la mort de Benoît XVI, il a d’ailleurs révélé avoir suivi l’exemple de Paul VI et Pie XII et avoir rédigé, dès 2013, une lettre de démission à utiliser en cas d’empêchement.
Il a remis celle-ci au cardinal Tarcisio Bertone, alors secrétaire d’État du Saint-Siège, qui l’aurait transmise au cardinal Pietro Parolin lorsque ce dernier a succédé au Salésien en octobre 2013. Reste que les conditions de l’utilisation de celle-ci ne sont pas claires – et en aucun cas fixées dans le droit canonique. "Il faudrait probablement que le secrétaire d’État fasse accepter la lettre par le collège cardinalice", estime le canoniste.
Interrogé par I.MEDIA, un cardinal très proche du pape considère cependant qu’il serait "très compliqué" pour les cardinaux de prendre la décision de déposer un pape qui n’aurait plus la capacité de gouverner, même avec cette lettre.