Alors que le déconfinement amorcé depuis plusieurs mois se trouve confronté à une recrudescence de cas liés au variant Delta, les Français se retrouvent, une nouvelle fois, dans l’incertitude. Le président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé ce vendredi 9 juillet qu’il s’exprimerait lundi à 20h. Le même jour, Malte a annoncé la fermeture de ses frontières aux voyageurs non vaccinés. La veille, la Cnil autorisait la diffusion de la liste des patients non vaccinés auprès des médecins traitants. Depuis plusieurs jours, différentes mesures dont l’extension du champ d’application du pass sanitaire et la vaccination obligatoire pour les soignants sont à l’étude. Autant de mesures qui déroutent et interpellent nombre de personnes. "La virtualisation de l’expérience a largement préparé le terrain à ce qui nous arrive", analyse auprès d’Aleteia le philosophe Pierre Dulau, auteur avec Martin Steffen de Faire face, le visage et la crise sanitaire. "La dématérialisation des rapports humains a rendu possible l'institution d’un nouveau régime : l'hygiénisme sécuritaire." Entretien.
Aleteia : Comment le masque, censé nous protéger et protéger les autres, pourrait-il être un danger pour l’homme ?
Pierre Dulau : Le problème n’est pas d’abord d'avoir un masque mais de comprendre ce qu’est un visage. Le visage humain est à la fois ce qui témoigne de notre singularité et ce qui nous dévoile comme êtres de relation. D'une part il exprime ce qui rend chacun insubstituable et incomparable. Mais d'autre part il est aussi ce qui ne nous appartient pas : mon visage est la partie de moi que je ne peux pas voir car elle est immédiatement offerte à autrui. Paradoxalement, mon visage est ainsi ce que j'ai de plus propre et ce que je ne possède pas. Ce qui témoigne de mon être le plus intime et ce qui avoue en même temps mon insuffisance. Que fait le masque ? Il nous dépersonnalise, parce qu'il rend notre singularité invisible, bien sûr, mais – et c’est sans doute plus grave – il nous arrache à la communauté des regards. Or ce jeu est constitutif de notre être ! En usant d’un néologisme, on pourrait dire que le masque sanitaire nous "évisage" ! Ainsi, le masque nous protège, certes, mais il nous protège au prix de ce qui fait de nous des hommes. On ne peut pas se féliciter qu’une telle mesure puisse devenir une nouvelle norme sociale.
Inscrire la distance au cœur de la société revient à avouer qu’il n’y a plus de société mais seulement un agrégat d’individus assemblés par la force ou le hasard.
Alors que le masque n’est désormais plus obligatoire en extérieur dans de nombreuses villes, certaines personnes continuent pourtant à le porter…
Porter le masque flatte en chacun un désir naturel de soustraction vis-à-vis de l’espace public. Il n’est pas toujours agréable d’être dévisagé, de jouer le jeu de la relation. Ce jeu est forcément risqué car on peut être mal jugé, on peut être nié, on peut traverser une foule dans l’indifférence la plus totale et en être blessé. Ce jeu de la relation nous met dans l’inconfort ! Être un visage, c’est être appelé en dehors de soi, être excentré sans cesse. Il existe donc un certain confort moral à se dire "Je me soustrais à ce jeu, je reste dans mon obscurité privée". Ce qui est inquiétant, c'est que l'ordre public puisse banaliser cette tentation car on ne peut pas imaginer une société saine dont le principe serait la défiance de chacun vis-à-vis de tous. Si le rapport fondamental à autrui, c'est l'immunité, c'est que nous ne formons plus une communauté.
Le masque couvre une partie du visage mais pas l’ensemble du visage, il est quand même possible de communiquer !
Autant dire que parce que l'on n'a besoin que de deux doigts pour porter un sac, une main complète n'a rien de nécessaire. Bien sûr les individus s’adaptent, y compris au pire ! Mais cela reste une mutilation.
Le masque s’inscrit dans un ensemble de mesures de "distanciation sociale". Que vous inspire ce terme ?
D'une part, je remarque que cette expression est une contradiction dans les termes. La promesse de la société, à tort ou à raison, est de permettre à chacun de surmonter la distance qui le sépare des autres. Elle est de rendre possible une communication continue par le partage de missions communes, par la mutualisation des efforts dans la satisfaction des besoins etc. de sorte qu’aucune société ne peut être fondée sur la distance. Inscrire la distance au cœur de la société revient à avouer qu’il n’y a plus de société mais seulement un agrégat d’individus assemblés par la force ou le hasard. C’est la différence entre un corps organique où chaque partie concourt au bien du tout et un tas de cailloux bien rassemblés.
D’autre part il faut relever que grammaticalement parlant, le mot "distanciation" est une forme progressive. Il indique quelque chose qui est de l’ordre du processus continu ; un mouvement qui n’a pas vocation à s’arrêter. Et c'est ce qui est à craindre : la dynamique par laquelle la société s’atomise peu à peu et ne tient plus que par l’infrastructure technicienne. D’abord les gestes barrières, ensuite les masques, ensuite les jeux de pistes dans les magasins puis le pass sanitaire, puis les QR codes… Une telle contre-société ne peut tenir debout que par un traçage numérique permanent. Puisque sans visage, elle n'a plus d'âme, elle ne repose que sur son ossature technique.
Certains voient dans le pass sanitaire une mesure qui permet de protéger les individus, d’autres une limitation de nos libertés…
Ce qui me semble alarmant dans les mesures prises dernièrement, c’est qu’elles prévoient une citoyenneté échelonnée, graduée, "feuilletée" en fonction de l’état médical supposé des individus. Revenons à la définition de l’esclave dans l’Antiquité. Qui est l’esclave ? Celui qui préfère la vie à la liberté. Entre une vie de servitude et la mort, il a préféré la vie. À l’évidence, nos sociétés hyper technicisées ne voient plus dans la liberté un absolu de la condition humaine. Comme les vaincus d'une guerre, comme des prisonniers d'une puissance d'occupation, elles ont fait le choix de conserver leur vie au prix même de ce qui pourtant lui donne un sens.
La vraie liberté ne s’exerce-t-elle pas lorsqu’un individu consent "librement" à ce pass sanitaire ?
Que veut dire "penser librement" dans un état de sidération médiatique entretenu à dessein ? Depuis un an et demi, chacun vit en étant subjugué et submergé d’informations qui, quotidiennement, pré-fabriquent et orientent son jugement en fonction des réquisits politiques du jour. Dans ces conditions-là, qui sont des conditions de fascination de l’intellect, il est tout à fait évident que l’exercice du libre arbitre, de la prudence, du discernement et de la liberté est altéré. En outre, si beaucoup de gens acquiescent à ces mesures (pass sanitaire, contraintes sociales), c’est parce qu’on leur fait miroiter un gain. Un faux choix leur est proposé du type : "Si vous voulez retrouver votre vie d'avant alors il faut obéir à ces mesures". C’est une fausse promesse parce que la logique globale de la distanciation et de la contrainte sociale n’a aucune raison de trouver d’elle-même sa propre limite. Tout pouvoir qu’on cède à l’État, l’État n’y renonce jamais. C’est un principe historique.
Est-ce la même logique qui anime selon vous la politique de vaccination qui se dessine ?
Oui, la même logique d’immunisation et de protection permanente est à l’œuvre. Le vaccin, c’est le masque mais à l’intérieur du corps. Les gens ne se vaccinent pas pour arrêter de se protéger les uns des autres, ils se vaccinent pour ne plus jamais cesser de se protéger les uns des autres. Il y a une conception de la vie bien précise qui travaille ici : la vie doit être immunisée contre la mort. À 95 ans, les gens ne meurent plus de vieillesse. Ils meurent du Covid. Autant dire qu'au fond, la vie devrait pouvoir se poursuivre indéfiniment si nous n'étions pas constamment mis en danger par la menace potentielle que constitue toujours notre voisin.
Le système immunitaire naturel de l’homme apparaît comme un nouveau marché exploitable par l’industrie, par l’économie.
À cela il faut ajouter que la vaccination contre le Covid s'inscrit dans le processus plus global d'externalisation technique et de privatisation des facultés humaines. C'est aujourd'hui le système immunitaire naturel de l’homme qui apparaît comme un nouveau marché exploitable par l’industrie, par l’économie. L'enjeu est de convaincre chacun qu'il ne doit la vie sauve qu'à sa subordination à cet ordre technique. Comme un opérateur téléphonique vous vend un "forfait liberté", il s'agit désormais de vous vendre le "forfait immunité" pour seulement 19,99 euros par mois. La nouveauté est que si l’on refuse, on perd des droits. On notera d'ailleurs que le pouvoir, après avoir joué la carte de la peur, utilise maintenant la carte du ressentiment en affirmant que les vaccinés vont être (ou sont déjà) victimes des non-vaccinés. L'ambition est sans doute par-là de substituer au ressentiment vertical du peuple contre les gouvernants une défiance horizontale du peuple contre lui-même. C’est là, pour tous, un jeu très dangereux.
Ne se vaccine-t-on pas pour protéger les autres plus que pour se protéger ?
Beaucoup se vaccinent sans conviction, pour qu'on leur fiche la paix, pour partir en vacances. La vaccination est plus profondément un acte d’adhésion à un nouveau contrat social de type technico-sanitaire fondé sur un idéal d'hygiène commune. D’ailleurs on a beaucoup parlé des élections régionales et départementales afin de déplorer l’abstention. Mais je pense que les élections réelles, ce sont les vaccinations. Se faire vacciner, c’est de facto dire "oui" à ce nouveau contrat-social.
Rendre la vaccination obligatoire pour certaines tranches d’âge ou certaines professions est-ce de la prévention par souci du bien commun ou une privation de liberté ?
Imposer d’abord la vaccination à certaines catégories est probablement une stratégie politique pour fractionner une obligation qui ensuite deviendra plus large. Mais cela ne change rien sur le fond, c'est-à-dire du point de vue de la logique globale de régulation des comportements humains et sociaux. Les gens qui se sont fait vacciner en disant "On va retrouver notre vie d’avant", "Nous montrons l’exemple" n’ont peut-être pas à l’esprit qu’on leur proposera une troisième, puis une quatrième dose, puis un nouveau type de traçage en temps réel de leur métabolisme etc. Encore une fois, il n’y a pas de limite immanente à ce processus.
La Cnil vient d’ailleurs d’autoriser la diffusion de la liste des patients non vaccinés auprès des médecins traitants…
Dans la série des choses qui ont étrangement disparu ces derniers temps, il y a le secret médical. C’est comme la liberté de mouvement. Mais à partir du moment où l’État se donnait le droit de vérifier combien de personnes étaient à table à Noël, il ne faut plus s’étonner du reste.
Ne peut-on malgré tout pas croire, sans être naïf, que le port du masque tout comme le pass sanitaire ou la vaccination obligatoire sont des mesures prises pour protéger les plus fragiles et au service du bien commun ?
L’homme agit toujours au nom du bien, de ce qu’il croit être le bien. Que tout cela soit plein de bonnes intentions, que certains le pensent réellement me semble évident. Oui, des personnes agissent réellement par altruisme, pour le bien commun ! C'est pourquoi il est crucial d’élucider les termes du débat et de s'entendre sur ce que des notions comme "bien", "vie", ou "prudence" veulent réellement dire. C’est d’ailleurs ce que nous nous employons à faire, Martin Steffens et moi, dans notre livre Faire face, le visage et la crise sanitaire. Nous n’avons pas vocation à être des militants politiques mais nous avons voulu permettre à chacun de mieux comprendre ce qui nous arrive.
Comment notre société a-t-elle pu, selon vous, s’engouffrer aussi facilement dans cette logique ?
La virtualisation de l’expérience a largement préparé le terrain à ce qui nous arrive. La dématérialisation des rapports humains a rendu possible l'institution d’un nouveau régime : l'hygiénisme sécuritaire.
Ne s’agit-il pas d’une parenthèse ? À événement exceptionnel, mesures exceptionnelles ?
L’histoire n’est pas une phrase où l'on peut faire des pauses et revenir à l'objet principal. C'est un chemin. Une fois qu’il est emprunté, il n’y a pas de retour en arrière.
Faire face, le visage et la crise sanitaire, Martins Steffens et Pierre Dulau, Éditions Première Partie, avril 2021, 17 euros.