La conception traditionnelle de la foi comme adhésion vitale, mais aussi intellectuelle à la vérité révélée, s’appuyait sur le modèle plus général de la connaissance humaine comme appréhension des vérités objectives sur le monde, sur l’homme et sur Dieu. À ce titre, elle a pu rencontrer la philosophie et donner lieu à un exposé et à un approfondissement (la théologie classique), dont saint Thomas d’Aquin fut longtemps le héraut, reconnu comme tel par le magistère catholique. Le siècle passé a vu se produire une érosion du thomisme dans l’Église, et l’enseignement de la philosophie dans la formation des futurs prêtres, par exemple, s’est diversifié au point que des philosophies incompatibles entre elles et avec la philosophie scolastique, ont désormais droit de cité, voire ont supplanté le modèle classique. La question se pose donc de savoir, sinon à quel saint, du moins à quel philosophe ou à quelle philosophie se vouer. On pourrait ainsi parler d’une "crise" de l’enseignement de la philosophie dans l’Église, au sens d’un moment qui réclame jugement et décision pour ne pas laisser la perplexité et le doute envahir les esprits.
Mais la question de la vérité pour le christianisme, et plus encore celle de la vérité du christianisme, dépasse de loin celle de la philosophie qui devrait être enseignée dans les séminaires. Elle tient en particulier à une "crise de la vérité" dont une source est certainement le relativisme qu’a renouvelé l’apparition des sciences humaines, le sens de l’historicité et de la relativité des cultures, des civilisations et des religions (Dilthey). Cette crise de la vérité tend à mettre le christianisme en perspective comme une conception parmi d’autres de la réalité transcendante, mais ne pouvant en donner qu’une connaissance partielle (le côté du visage de Dieu tourné vers l’Europe, selon Troeltsch).
La conception d’une vérité objective, révélée à quelques-uns et gardée par l’institution, est ainsi dénoncée comme dangereuse, et comme une déformation du message chrétien.
La théorie de l’évolution brouille l’idée du Créateur, les progrès des méthodes historiques mettent en cause notre image de l’Église naissante et de Jésus-Christ lui-même. La vérité n’est pas seulement mise à distance, elle est aussi dans une certaine mesure dévalorisée. Si elle peut rester l’objet, plus ou moins approché, de la science, elle n’est pas l’essentiel du christianisme. Dostoïevski fait dire à son personnage qu’à choisir entre le Christ et la vérité, il choisirait le Christ. Depuis le XVIIIe siècle, les prétentions d’une réduction de la religion à l’éthique et du christianisme à la morale évangélique ont été nombreuses. Cette réduction favoriserait la réunion des religions, et nous garderait du fanatisme. La conception d’une vérité objective, révélée à quelques-uns et gardée par l’institution, est ainsi dénoncée comme dangereuse, et comme une déformation du message chrétien. La nouveauté de l’Évangile serait ainsi d’avoir pensé la vérité comme amitié (Vattimo), et d’avoir affirmé le primat de la charité, au point de mettre en cause l’idée de foi comme connaissance et de rejeter une doctrine qui ne serait pas purement pratique.
Dans la conférence "Vérité du christianisme ?", qu’il prononça à la Sorbonne, dans un colloque à la veille de l’an 2000, le cardinal Ratzinger a cherché à donner quelques éléments de réponse au défi lancé par le relativisme à la prétention chrétienne d’atteindre et d’enseigner la vérité. Il a notamment insisté sur la conception primitive du christianisme d’être la religio vera, et de se ranger du côté de la philosophie et non des diverses religions. Suivant la typologie de Varron, saint Augustin distinguait la théologie mythique, celle des poètes qui racontent la vie des dieux dans des livres de fables, la théologie civile qui organise le culte dans les cités et se trouve être l’œuvre des peuples, et la théologie physique, discours des philosophes sur la réalité divine à partir de la connaissance de la nature. Alors que les deux premières sont tenues pour relatives à leurs auteurs, et ne prétendent finalement pas tant à la connaissance qu’à certaines pratiques sociales (théâtre et sacrifices), la dernière s’attache à développer un discours vrai sur la réalité ultime, au point de pouvoir être taxé d’impie parce qu’elle critique la religion. Et il fait du christianisme une théologie physique, un discours sur Dieu qui prétend à la vérité, et rejoint la philosophie dans la critique des dieux et des cultes païens.
Dans le cadre du cycle de conférence de l’Institut thomiste « Vérité du christianisme, j’ai repris à mon compte plusieurs analyses de cette conférence, et notamment l’idée que le christianisme des origines a pensé l’unité de la théorie et de la pratique, la traduction dans les mœurs de son message d’amour, et qu’il a fait converger la révélation naturelle ou cosmique du Dieu de la philosophie et la révélation historique que rapporte la Bible et qui culmine avec l’Incarnation du Logos divin. J’ai aussi essayé de montrer qu’une tradition intellectualiste a pu mettre un accent exagéré sur la foi comme connaissance et sur l’adhésion théorique à la révélation chrétienne comme condition du salut ("Hors de l’Église point de Salut").
L’apparition tardive de l’histoire comme discipline et du sens de l’historicité des pratiques et des croyances explique en partie que l’exposé traditionnel de la foi catholique ait longtemps fait peu de place à cette dimension historique. Cela n’a pas empêché l’Église, dans un passé récent, d’accepter l’idée même de développement du dogme (Newman) ou l’usage de la méthode historique dans la lecture des Écritures (Lagrange), après avoir admis progressivement une lecture spirituelle des textes de l’Écriture dont la lettre est incompatible avec les données de la science (Galilée). Ce faisant, elle n’a pas relativisé tout le message chrétien, mais fait progressivement le partage entre des conceptions et des pratiques relatives à un état de la culture et celles dont la portée transcende les limites historiques. Cette progression elle-même est une illustration d’un tel partage.
Cette leçon, qui n’est pas encore complètement tirée, doit pouvoir être aussi appliquée au rapport que la foi chrétienne entretient avec la philosophie, ou avec telle philosophie particulière. Avant d’entrer dans le détail des comparaisons, de l’évaluation des mérites respectifs, du caractère historique limité ou au contraire de la portée métaphysique intemporelle de telle pensée philosophique et théologique, il importe d’abord de mettre en évidence que le christianisme mérite le titre de religio vera (à la fois comme une religion qui est vraiment religion, et comme religion qui dit la vérité). La réflexion sur les implications d’une telle qualification conduit à mieux apprécier la particularité de la foi chrétienne et celle de son rapport à la philosophie.
Pour aller plus loin : les conférences en ligne « Christianisme et vérité philosophique » de l’Institut thomiste.