Faut-il refuser la communion aux dirigeants politiques qui s’affirment catholiques — en premier lieu le président Joe Biden —, mais ne s’opposent pas à l’avortement, bien qu’ils assurent le désapprouver à titre personnel, et vont même jusqu’à soutenir des dispositions le facilitant ? Les arguments en faveur d’une mesure aussi radicale sont forts. Vatican II a rappelé que l’Eucharistie est « la source et le sommet » de la vie chrétienne et saint Jean Paul II l’a redit. Il s’ensuit que recevoir le Corps du Christ à la messe non seulement requiert l’adhésion à tout ce que professe l’Église, mais fonde et nourrit cette conviction. Dans ces conditions, ignorer délibérément tel ou tel enseignement du Magistère est incompatible avec la communion sacramentelle à la source même de la doctrine. Ceci vaut en particulier pour l’avortement et l’euthanasie, depuis toujours reconnus par l’Église comme crimes et péchés graves. Il ne peut être question de les accepter, même passivement, et encore moins de s’en faire complice.
En l’occurrence, l’épiscopat américain inscrit ce problème dans le cadre plus vaste d’une campagne de sensibilisation à la signification et aux enjeux de l’Eucharistie, car les pasteurs constatent que nombre de fidèles se sont habitués pendant la pandémie à se passer de la messe dominicale, ou tendent à considérer la communion comme une formalité, un rite banal d’intégration à la communauté rassemblée, sans préparation suffisante à une rencontre d’une intensité véritablement extraordinaire avec le Christ. Dans ces conditions, refuser l’hostie consacrée à des « célébrités » qui, sur des points de morale fondamentale, sont publiquement en désaccord pratique avec l’Église aurait une portée pédagogique, en soulignant la cohérence nécessaire entre la communion eucharistique et la communion dans la foi et les mœurs.
On peut s’étonner que cette difficulté prenne un tour plus aigu aux États-Unis qu’ailleurs en Occident, où l’avortement a été légalisé partout (ainsi qu’en Russie, pourtant redevenue officiellement chrétienne, et en Chine) et où les conditions pour y procéder tendent plutôt à s’assouplir. Une raison en est que la légitimation américaine de l’IVG en 1973 a été particulièrement radicale, l’autorisant jusqu’à ce que l’enfant soit estimé médicalement viable, c’est-à-dire jusqu’à la fin du sixième mois de grossesse. Ce qui donne lieu à de hideuses boucheries, dont l’évocation et même des images ont indigné et mobilisé les opposants.
Peut-on remettre l’IVG hors la loi, si les relations sexuelles sans lendemain restent banalisées et même encouragées, et si la pilule n’avère n’être décidément pas la panacée ?
À quoi s’ajoute que les mouvements féministes et de « libération sexuelle » ont fait de de l’avortement un acquis quasiment sacré, symbolique du Progrès et désormais férocement défendu de pair avec la justice sociale, l’égalité raciale, le mariage gay et la théorie du genre. Les promoteurs du « droit de choisir » (d’être mère ou pas) oublient qu’un de leurs arguments pour commercialiser la contraception à partir de 1960 était que cela éviterait les IVG. Il n’en a apparemment rien été. Ils oublient également qu’au départ, mettre chirurgicalement fin à une grossesse a été présenté comme un extrême recours en cas de détresse, à quoi on ne se résigne jamais de gaieté de cœur, et non une chose prétendument ordinaire et naturelle, faisant partie des droits universels et inaliénables de la personne humaine.
Les raisons de résister à la normalisation de l’avortement sur simple demande ne manquent donc pas, et le combat ne semble pas désespéré. Dans les pays développés, l’opinion est en effet divisée en moitiés à peu près égales (avec bien sûr des variantes locales) entre « pro-choix » et « pro-vie », tandis qu’en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie du Sud-Est, l’IVG est interdite et tolérée uniquement lorsque la vie de la mère est en danger. De plus, aux États-Unis, les catholiques ne sont pas seuls, puisque les influents protestants évangéliques militent eux aussi pour que la vie de l’enfant soit respectée dès sa conception.
Des questions se posent néanmoins. La pratique de l’avortement ne peut pas être séparée d’un certain état des mœurs ni des tentations qu’engendrent les technologies de maîtrise totale de la procréation, soit en fabriquant des fœtus, soit en s’en débarrassant. Peut-on remettre l’IVG hors la loi, si les relations sexuelles sans lendemain restent banalisées et même encouragées, et si la pilule n’avère n’être décidément pas la panacée ? Peut-on tenir pour un « moindre mal » le retour des avortements clandestins et dangereux pour celles qui n’auraient pas les moyens de se rendre à l’étranger, là où ce serait encore permis ? Finalement, un combat « contre » peut-il être gagné sans faire partager la vision de la vie, de l’amour, de la beauté et de la fragilité de l’homme (et, à partir de là, du sexe) pour laquelle on s’engage ?
Il y a aussi lieu de se demander jusqu’où doit aller l’objection à des lois intrinsèquement mauvaises. Si l’Église excommuniait les élus catholiques qui participent à un gouvernement appliquant de telles lois, elle enfermerait ses fidèles dans la passivité politique en tout domaine, sauf si une nouvelle majorité abrogeait la législation inique — jusqu’à l’alternance suivante. Aux États-Unis, d’ailleurs, l’IVG n’a pas été voté par le parlement, mais déclaré non contraire à la Constitution par la Cour suprême, et le problème est de savoir si cette décision judiciaire est réversible. Les leviers se trouvent donc aux niveaux du droit et de la culture (pour les mœurs), et pas seulement du politique ni de la cohérence entre la piété et les actes.
Au milieu de toutes ces tensions, l’équilibre n’est guère évident pour le chrétien, appelé à se distancier du monde sans s’en retirer.
Face à un tel défi, les précédents sont instructifs… et contrastés. Saint Ambroise, évêque de Milan, força en 390 l’empereur byzantin Théodose à faire pénitence pour le massacre d’une population révoltée. Mais saint Louis, qui bannit la prostitution en 1254, se résigna en 1256 à la réglementer. Au Moyen Âge, face aux souverains temporels, les papes furent parfois complaisants, notamment dans des affaires matrimoniales, mais l’excommunication fut pour eux une arme plutôt efficace. Les résultats ont ensuite été moins convaincants. Pourtant, juste avant Vatican II, Mgr Joseph Rummel, archevêque de la Nouvelle Orléans, fit plier ses diocésains qui s’opposaient à la déségrégation en les privant des sacrements.
Plus près de nous, Valéry Giscard d’Estaing, sous la présidence duquel l’IVG fut légalisée en 1975, ne s’est jamais vu, comme Théodose, refuser d’entrer dans une église — pas plus que Jean Lecanuet, son ministre de la justice ouvertement catholique, qui préféra laisser Simone Veil, rescapée d’Auschwitz, défendre le projet de loi au parlement, mais s’engagea ensuite pour dédramatiser et faciliter le divorce. En 1990, Baudoin Ier, roi des Belges, était prêt à abdiquer pour ne pas signer le texte autorisant l’avortement. Mais il laissa ses ministres le déclarer, en interprétant quelque peu la Constitution, dans l’incapacité (provisoire) de régner, le temps pour eux de promulguer la loi. Ce fut un compromis, faute de « bonne » solution.
Au milieu de toutes ces tensions, l’équilibre n’est guère évident pour le chrétien, appelé à se distancier du monde sans s’en retirer (Jn 17, 15), afin de faire accueillir la radicalité de la Bonne Nouvelle sans l’imposer ni permettre qu’elle soit édulcorée ou récupérée. Intransigeance et réalisme peuvent l’une et l’autre verser dans la simplification abusive. On ne perdra pas son temps en priant pour les évêques américains.